La violence, intraitable ?

Il est commun de penser que la violence est un abus, voire un phénomène pathologique, au niveau individuel comme sur le plan social. Freud propose d’inverser cette proposition, en particulier dans son Malaise dans la civilisation en soulignant que la violence est notre lot depuis la plus tendre enfance et tout au long de notre existence. Et il constate que la vie civilisée ne se maintient qu’au prix d’efforts constants malgré lesquels la violence peut surgir brusquement, sauvagement, sans qu’on puisse la contrer.

Et cela dès l’origine : « Plaçons-nous, écrit Freud à propos du nouveau-né, dans la situation d’un être vivant qui se trouve dans une situation de détresse presque totale, qui n’est pas encore orienté dans le monde et qui reçoit des excitations »((Freud S., « Pulsions et destin des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1978, p. 15.)). Des excitations externes qu’il ne peut fuir, et des excitations internes qui ont un « caractère de poussée constante : ces excitations sont le signe distinctif d’un monde intérieur, la preuve des besoins pulsionnels »((Ibid.)). Le bébé est soumis à des pulsions partielles en conflit, il est soumis à un organisme sans unité, dysharmonique, et il est sans moyens pour réagir à la violence de cette situation où « l’impuissance motrice » et « la dépendance du nourrissage »((Lacan J., « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.)) dominent.

Quelles sont les expériences subjectives permettant à l’enfant de faire face à la violence qui se déchaîne en lui ?

La violence du cri de l’enfant ne s’estompe que s’il devient appel à l’Autre. Les cris de détresse, la violence que cela suscite en lui, sans moyens pour l’apaiser, ne peuvent se tempérer que dans la rencontre avec le désir de l’Autre qui donne existence au sujet. Si l’Autre ne répond pas, la violence peut atteindre des paroxysmes qui entravent l’entrée dans l’imaginaire et dans le symbolique.

L’apparition du babil chez le nouveau-né est la première forme d’expression qui humanise la violence de ses sensations et de son sentiment de solitude. Qu’il s’agisse d’une manifestation de plaisir ou de déplaisir, le babil ne se développe que s’il est entendu comme expression langagière par l’Autre, sinon il risque de se tarir. Comment passer d’un « vouloir jouir » à un « vouloir dire » si ce n’est « grâce au fait que le vouloir jouir soit déjà entendu comme un vouloir dire » ?((Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 31 janvier 1996, inédit.)) Des signifiants de l’Autre tamponnent la violence des tempêtes d’excitations qui traversent le petit enfant, donnant une première unité au corps morcelé par la modulation de la voix qui apaise et invite à la rencontre, et par la recherche de sens.

Cet équilibre fragile se voit renforcé par la constitution d’une unité imaginaire produite chez l’enfant par la rencontre de son image au miroir. Il passe « d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité »((Lacan J., « Le stade du miroir », op. cit., p. 97.)).

Mais cette « assomption jubilatoire de son image spéculaire »((Ibid., p. 94.)) est à l’origine d’un nouveau type de violence, car « c’est ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir humain par le désir de l’autre, dans une équivalence abstraite par la concurrence d'autrui »((Ibid., p. 98.)). Cela fonde la « structure paranoïaque du moi »((Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 114.)).

L’impact inévitable de traumatismes et la poussée constante de la pulsion relancent des manifestations de violence qui ne pourront être réellement réduites que par l’entrée du sujet dans un processus de symbolisation. Pour que l’expérience de la psychanalyse apporte son concours décisif à l’efficace du signifiant, par la tentative de traduction de la violence par des dires et des réponses, il peut être nécessaire aussi de « faire sa place à une violence infantile comme mode de jouir, même quand c’est un message », et, « procéder avec l’enfant violent de préférence par la douceur, sans renoncer à manier, s’il faut le faire, une contre-violence symbolique »((Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 207.)).

Hélène Deltombe