De l’Autre côté de l’école

Deux sujets, une rencontre : d’un côté, J.-L., petit garçon de 8 ans déscolarisé depuis deux ans et inscrit à l’Antenne 110 et de l’autre, une enseignante à qui on a demandé de relever un sacré défi. En septembre 2017, l’école Escale, enseignement spécialisé de type 5((Le type 5 de l’enseignement spécialisé est destiné aux élèves qui, atteints d'une affection corporelle et/ou mentale, sont pris en charge par une clinique ou par une institution médico-sociale.)), s’installe dans l'institution. Je suis la seule enseignante à y travailler. J’accueille les élèves dans un petit local riche en signifiants scolaires. C’est dans ce cadre-là que je rencontre J.-L.

Je rencontre le papa de J.-L. avant même de rencontrer son fils. Il compte sur moi pour intensifier le travail scolaire car il souhaiterait que son fils passe le CEB((CEB : le certificat d’études de base est un examen commun à toutes les écoles primaires de Belgique francophone permettant aux élèves d’accéder à l’enseignement secondaire.)). Outre la pression de mener à bien ce projet, je sens que l’arrivée de l’école dans l’institution soulève beaucoup d’espoir auprès des parents. Parfois, je me sens harcelée, embarrassée face à ce père me demandant l’impossible.

Lors de nos premiers moments « école », J.-L. n’a que faire de mes consignes et m’ordonne : « Écris ! Le train dans le tunnel, la gare de Saint Lazare, etc. ». Je m'exécute dans un cahier particulier. Il connaît l’orthographe de tous ces lieux de manière précise et me corrige si je fais une erreur. Lorsque je l’invite à écrire lui-même, il me rétorque : « Non, c’est Madame Sandra ! ». Je n’insiste pas et poursuis l'écriture des phrases dictées par J.-L. D’emblée, il me signifie qu’il ne se laissera pas enseigner. La docilité est de mise pour moi !

Un jour, je propose à tous les enfants d’écrire leur prénom avec des lettres en mousse. J.-L. rayonne. Je m’attends à ce qu’il reproduise les noms de gares qu’il maitrise à la perfection. Or, il n’en fera rien. À ma grande surprise, il crée des mots avec des lettres bien précises et me demande ensuite de lire ces mots, hors sens. Je peine à les déchiffrer mais J.-L. attend que je m'exécute. Quand j’affiche mon incapacité à lire, il me répète : « Ça, c’est ? », m’obligeant à déchiffrer le mot. À ce stade, je suis assignée à la place de celle qui peut décoder les mots de son invention.

Quand nous nous croisons dans les couloirs, une étrange conversation a lieu :

— J.-L. : « Madame Sandra ? FPOT ? »

— Moi : « FPOT ? F-P-O-T ?»

— J.-L.: « Madame Sandra, MEMMORDE ? »

— Moi : « M-E-M-M-O-R-D-E ! »

Ce travail singulier durera plusieurs mois et ouvrira à J.-L. les portes de l’écriture. En effet, après avoir assemblé les lettres en 3D, il se met à écrire tous les mots qu’il invente. Cet acte devient très important pour lui et il apprend rapidement à maitriser les différentes écritures. Les dictées qu’il me fait faire se précisent : les lettres mises les unes à côté des autres s’assemblent en syllabes, ce qui lui fait acquérir la lecture.

J.-L. est face à une jouissance débridée, harcelante. Il est traversé par les mots, les cris, les émotions. Lui proposer d’utiliser les lettres en mousse a permis une extraction hors de l’amas de mots qu’était la langue pour lui. Il s’est saisi de ce découpage pour créer sa propre langue et consentir par la suite au code commun.

L’année scolaire s’écoule, une rencontre avec un centre médico-social est fixée afin d’évaluer la possibilité ou non pour J.-L. de rejoindre une classe spécialisée intégrée dans un enseignement ordinaire où il pourra poursuivre son travail singulier tout en ayant à faire à des petits autres mieux réglés.

Je me rends dans ce centre non sans une certaine appréhension. Depuis de nombreuses semaines, je l’accompagne dans un monde fait de mots hors sens. Quel regard un organisme extérieur va-t-il porter sur ce parcours atypique ?

Nous sommes tous réunis: plusieurs professionnels du PMS((Centre psycho-médico-social : en Belgique, le PMS est un lieu d'accueil, d'écoute et de dialogue où le jeune, durant toute sa scolarité, et/ou sa famille peuvent aborder les questions qui les préoccupent en matière de scolarité, d'éducation, de vie familiale et sociale, de santé, d'orientation scolaire et professionnelle.)), la maman, J.-L. et moi. J’explique l’impressionnant chemin de cet élève. Soudain, J.-L. sort de son mutisme et demande un crayon et une feuille. Il se met à écrire des mots, beaucoup de mots. Sur la feuille, aucun mot de son invention mais uniquement des mots de notre code commun : liste des mois de l’année, liste des jours de la semaine, etc, le tout parfaitement orthographié. Je ne savais pas que, parallèlement à son travail très singulier, il mémorisait également tout ce que le cadre scolaire lui offrait. Que s’est-il passé dans sa tête ce jour-là ? C’était le lieu où il devait montrer ses acquis et ses compétences. Il l’a fait sans que rien ne lui soit demandé. J’étais soulagée !

Le fait d’avoir pu me dégager du harcèlement vécu du côté de l’insistance de la demande, celle du père mais également celle des normes sociales, a permis à J.-L. de se créer un espace où traiter la férocité de la langue.

Sandra Ruchard