« Le mot qui blesse »

Paroles de jeunes

Orlane est harcelée par « une classe entière ». Ses semblables lui « prennent la tête, la saoulent ». Dès qu’elle leur tourne le dos, ils lui lancent des insultes. C’est une certitude. Pour Paula, c’est l’Autre qui lui « met des trucs dans la tête » et lui scande : « tu es moche, tu es nulle ». Elle est, alors, obligée de l’insulter. Thomas, lui, affirme : « Tous les jours, ils me traitent de gros, de nul. Ils me virent sans raison des cours ». Lise quant à elle, a été harcelée pendant deux ans au collège par sa meilleure amie.

À prêter l’oreille au circuit de la parole de ces quatre sujets, quelque chose diffère. Pour Orlane, « ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel »((Lacan J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 388.)) sous la forme d’une certitude qu’on la traite. Lui parler la persécute, elle s’en défend par un flot de paroles ininterrompu, venant recouvrir la voix de l’Autre. C’est aussi la voix dans sa tête et les paroles imposées qu’elle tente de faire taire. Pour Paula, le brouillage entre ce qu’elle entend et d’où elle l’entend est patent. Est-ce elle qui parle ou est-ce l’autre ? Quel est le sujet de l’énonciation ? L’insulte ici, vient du dehors, harcèle, persécute. « L’hallucination verbale [...] exclut le sujet »((Naveau P., Les psychoses et le lien social, le nœud défait, Paris, Anthropos, 2004, p.15.)). Cette exclusion est première, celle du harcèlement seconde.

Pour Thomas, se faire virer est l’aboutissement d’un montage pulsionnel : ne supportant plus d’être en cours, envahi par le trop, il fait du bruit, lance de menus objets dans la classe, chahute ses camarades. Il se fait voir et entendre pour ensuite être mis hors du champ de l’Autre.

Pour Lise, le harcèlement est la pointe de l’iceberg d’une position subjective qui lui a « pourri la vie », mais dont elle entendra la part qu’elle a prise dans le tableau : opter pour le silence afin de ne pas perdre son amie.

Au-delà du harcèlement

Le harcèlement est fait d’insultes, d’invectives répétitives touchant au corps, à la petite différence, au mode de jouissance, au nom propre. L’insulte blesse car elle vient à une place vide, là où le signifiant défaille à dire l’être du sujet. J.-A. Miller situe l’insulte comme « l’effort suprême du signifiant pour dire ce qu’est l’autre comme objet a, pour le cerner dans son être en tant que justement cet être échappe au sujet. Il essaye de l’obtenir par une flèche »((Miller J.A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6/12/1989, inédit.)). Cette flèche vise le sujet et le fige sous un S1, l’épingle. L’insulte fige la langue, forclos l’écart entre ce qui se dit et ce qui s’entend. Le mot vient presque rejoindre la Chose. Le signifiant devient l’objet. Il n’y a pas de suspension de sens, d’équivocité, d’énigme, là où, a contrario dans le mot d’esprit, l’insulte est masquée tout en étant dite via l’allusion et la condensation. « Épithète figé »((Ibid.)), l’insulte est au-delà de l’identification et attrape « le sujet par ce qui fait le réel de chacun, le sexe, l’origine, la mort »((Bonnaud H., « La face haineuse du harcèlement scolaire », Lacan Quotidien, n° 482, 25 février 2015, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).)).

Une passion de l’être, la haine

À plusieurs contre un, est une des devises du harcèlement. Rien de nouveau là-dedans d’un certain point de vue ! Le bouc émissaire a toujours existé mais l’époque a changé. Hélène Bonnaud évoque la « face haineuse du harcèlement »((Ibid.)). Comment lire ce qui apparait au XXIè  siècle comme un degré de plus dans la haine ? G. Caroz apporte un éclairage en différenciant la haine produite par la rivalité imaginaire aliénée à l’envie et la jalousie, et celle articulée à l’objet. Il qualifie la première de haine pèpère((Caroz G., « Connaître sa haine », La Cause Du Désir, n° 93, août 2016, p. 35.)), soit la haine « n’excluant pas le désir »((Ibid., p. 36.)) ; et la seconde de « haine qui rejette »((Ibid., p. 36.)). Cette dernière, non référée à l’image spéculaire, est produite par l’objet a, reste de l’opération d’aliénation/séparation. Le sujet ne veut rien savoir de cette part indicible de son être, si intime et étrangère, de cette part de jouissance mauvaise qu’il peut à l’occasion placer à l’extérieur de lui et loger dans l’autre qu’il pourra dès lors rejeter. À quoi tient ce degré de plus dans la haine ? Aux conséquences d’une moindre opérativité de la fonction symbolique, du Nom-du-Père et de la vacillation des semblants ? Soit à la prévalence du registre imaginaire, souvent en électron libre, et au dévoilement de l’objet a, désormais à ciel ouvert ? Là où les semblants maintiennent une certaine distance avec l’Autre et avec l’objet, quand ils vacillent, c’est la prise directe avec le réel du langage.

Ariane Oger