« Parle ! » Harcèlement scolaire et injonction de parole

« Non au harcèlement », clame le ministère de l'Éducation nationale depuis 2012. Le phénomène longtemps méconnu occasionnerait souffrances, échecs scolaires et toucherait 10% des élèves au cours de leur scolarité. Agressions répétées et déséquilibre des forces, menaces de mort et passages à l'acte suicidaires – les chiffres affolent, les témoignages sidèrent et la peur gagne – peur pour nos enfants ou peur de nos enfants, selon l'angle adopté.

Le remède pourtant serait simple : « Le harcèlement, pour l'arrêter, il faut en parler »((Cf. www.education.gouv.fr/cid122362/non-au-harcelement-le-harcelement-pour-l-arreter-il-faut-en-parler.html « Édito du ministre », J.-M. Blanquer, à l’occasion du lancement de la journée 2018 contre le harcèlement à l’école.)). Enjoy Phoenix, blogueuse spécialisée en mode et beauté, fut une des premières à le faire dans une vidéo postée en octobre 2014. Forte du million d'abonnés qui suivaient sa chaîne, elle décrivit l'envers de son ascension sur les réseaux sociaux trois ans plus tôt : l'enfer vécu au lycée, isolée sous le coup d'une rumeur, maltraitée dans sa classe et insultée sur Facebook. Se renommer et s'adresser à d'autres autres via ses tutos coiffure constitua un refuge et une solution. Son pseudo, à lui seul, condense sa chute et son relèvement dans le jouir propre à l'époque : « Enjoy Phoenix » et ses « boucles avec un lisseur » furent saluées sur le net quand le nom et l'image de Marie Lopez étaient salis par les agressions et « la mauvaise réputation ». La popularité rapidement acquise sur Youtube vint contrer l'exclusion vécue in real life, lui donna le courage de parler de ce qu'elle endurait et lui permis de changer d'établissement. « Le harcèlement au lycée, mon histoire et mes solutions ! »((https://www.youtube.com/watch?v=AWpkDtbM90s)) fit très vite des centaines de milliers de vues – 3,3 millions aujourd'hui – et suscita un flot ininterrompu de commentaires de jeunes gens s'avouant concernés par le problème. Des témoignages similaires apparurent sur d'autres chaînes, empruntant titre, format et parfois contenu à la vidéo initiale. E. Phoenix fraya ainsi pour ses contemporains un mode d'énonciation sur le harcèlement qui eut un grand écho. Promue porte-parole d'une génération, le gouvernement s'appuya sur elle pour sensibiliser le grand public((Najat Vallaud-Belkacem et Enjoy Phoenix partagèrent le plateau de l'émission « Toute une histoire » diffusée sur France 2 le 5 novembre 2015 à l'occasion de la première journée de lutte contre le harcèlement à l'école.)).

Que disent les témoignages ? Ils renseignent peu sur le contexte et l'occasion des premières brimades. C'est la brutalité et la répétition qui s'exposent ainsi que ce message inlassablement répété : « surtout ne pas se taire ! » Tous les jeunes enjoignent de parler pour rompre le cycle infernal des humiliations mais tous admettent que ce fut pour eux la chose la plus difficile.

Le silence est donc au cœur de l'affaire, de nature affine à la violence qui s'exerce. Rétive au discours, la haine dont un sujet est la cible se fonde chez son auteur du rejet d'une altérité intime, constitutive au parlêtre, qui « renvoie précisément sa cible à cette Altérité en lui, dont la responsabilité est toujours à reconquérir. Car devant la haine qu'il inspire, le haï peut lui aussi se dérober et ajouter à la haine qu'il suscite la haine de soi et/ou répondre à la haine dont il est la cible en devenant à son tour haineux. »((Lebovits-Quenehen A., « Retour vers la haine », Le diable probablement, n°11, Paris, Verdier, 2014, p. 7.)) Ainsi la haine de soi peut-elle se satisfaire et se nourrir de sa mise en exergue par un autre méchant. « Se taire » alors se double d'un « se faire » – taper, insulter, exclure où la pulsion joue sa partie contre le sujet.

Certains jeunes usent des réseaux sociaux pour s'extraire de ce silence de mort et conjurer leur « déchétisation » sur l'escabeau que leur confèrent nomination, image et énonciation contrôlées. Mais l'Autre incontrôlable fait retour par ses commentaires. E. Phoenix dénonce aujourd'hui le cyber harcèlement dont elle est l'objet malgré son refus de « fermer sa gueule ». « Les rumeurs, c'est ce qui m'a tuée au lycée »((https://www.youtube.com/watch?v=o3UsVc2NtDA)). Elles se propagent de manière virale sur internet et conduisent parfois à des déchainements sur ceux qui s'exposent.

Comment parler du harcèlement alors ? Et comment lire les résultats de l'étude américaine((Englander E., « Digital self-harm : frequency, type, motivations and outcomes », vc.bridgew.edu/marc_reports/5/)) menée en 2011-2012 auprès de 617 jeunes où 10 % des 12-17 ans déclaraient avoir déjà pratiqué l'auto-harcèlement numérique à partir de faux profils, s'auto-dénigrant, s'insultant voire se menaçant de mort sous couvert d'anonymat ? La chose bouleverse les catégories d'auteur et de victime et invite à prendre, à repenser la manière même d'aborder le sujet.

Un dispositif de parole n'a chance d'en saisir quelque chose que s'il s'articule précisément au point d'indicible constitutif du sujet, où s'enracine la jouissance qui intéresse l'Autre méchant. Ce point appelle un dire qui sépare plutôt qu'un discours qui identifie, pour amener le sujet à se faire responsable de sa façon de répondre à la haine qui le vise. C'est là « un point éminemment éthique du fait de son caractère proprement insubjectivable, non subsumable sous le signifiant, et qui en fait un lieu de l'acte par excellence »((Leduc C., « La haine dans le lien social. Quelques conséquences cliniques », Pourquoi la haine, Scripta, bulletin de l’ACF-CAPA, Amiens, octobre 2017, p. 42.)).

Claire Brisson