Une digression

Harceler, une notion

Le harcèlement n’est pas un concept mais un mot fourre-tout recouvrant des réalités diverses.

Le signifiant « harcèlement scolaire » circule de façon persistante dans la bouche de chacun aux prises avec la vie scolaire de la maternelle à l’université. Ce mot s’enfle dans sa diffusion outrancière venant renforcer l’indicible qu’il tente en vain de recouvrir.

Le harcèlement pétri de violence et de haine de la part d’élèves sur un ou plusieurs autres élèves provoque des souffrances multiples le plus souvent gardées sous silence, engendrant de l’angoisse chez les protagonistes des deux camps. Dans le discours de chaque jeune, harceler est corrélé à un « j’ai peur ».

Quel étonnement que dans les textes de références les descriptions précises des caractéristiques du « harcèlement scolaire » laissent de côté la question de la cause ! Pourtant des solutions sous forme de guides et de procédures sont proposées aux enseignants et à « la vie scolaire » par le ministère de l’Éducation nationale et par des associations de parents, pour « gérer » ces situations. La conséquence en est un laisser tomber du jeune concerné, figé dans un statut de victime ou de bourreau sur son chemin de « grande personne » en devenir.

Alors pourquoi le harcèlement scolaire est-il si prégnant aujourd’hui ? Quel en est son fondement ? Pourquoi la loi qui punit le harcèlement scolaire n’est-elle pas suffisante à le traiter ?

« La banalité du mal »((Arendt H., Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991.))

L’agressivité, la haine, le malaise et la violence font partie de la vie de l’école et en particulier de celle du collège, moment de la scolarité où les élèves sortent de l’enfance. Cela se présente sous différentes modalités allant du harcèlement visant l’autre à l’auto-harcèlement.

Pour la psychanalyse, le pire de la pulsion est au cœur même de l’être parlant.

En 1929, dans Malaise dans la civilisation, Freud met au premier plan chez l’être humain une grosse part d’agressivité. Lacan prolonge cet apport en indiquant que chaque être parlant est aliéné à l’image, la sienne dans le miroir ou celle du semblable. Aussi toute relation humaine est engagée dans la concurrence, la rivalité et l’ambivalence, dans une tension agressive qui situe le sujet dans une lutte à mort avec l’autre, dans la dialectique du « c’est lui ou moi ».

Pour limiter cette agressivité intrinsèque, la civilisation se sert de l’amour créateur de liens entre les hommes. Mais cette solution se heurte à l’autre versant de l’amour qu’est la haine. L’homme hait l’autre en lui, cet extime((Note de l’auteure : « Extime » néologisme par lequel Lacan qualifie ce qu’il appelle la Chose, qui n’est pas réglée par les lois du langage, l’objet le plus proche, le plus intime et pourtant étranger au cœur de la jouissance de l’être parlant.)) à la fois le plus proche et le plus étranger qui fait de ce lien, un lien plus fort que l’amour.

Mais il y a chez l’être parlant quelque chose qui échappe à la représentation, à l’image et que Lacan nomme le réel.

« La violence est la satisfaction de la pulsion de mort »((Miller J.-A., « Enfants Violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 200.)), indique Jacques-Alain Miller dans son texte d’orientation « Enfants violents ». Le jeune violent détruit pour détruire de façon radicale, sans qu’il puisse en dire quoi que ce soit, ceci étant le propre du passage à l’acte. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à tenter de dire. Nous n’avons que les mots de la langue pour y répondre et mener la guerre à ces pratiques brutales.

Le monde a changé, l’illimité a supplanté l’interdit pour une société de l’objet à consommer dans l’immédiateté. Notre existence se réduirait-elle à n’être que des consommateurs ? Une des conséquences est que le harcèlement résulte de la recherche folle d’une sécurité absolue impossible à obtenir engendrant le règne de la peur.

Au-delà du statut de victime ou de bourreau, des signifiants qui figent le vivant, chacun et ensemble nous devons inventer des solutions pour limiter ces jouissances débridées.

En nommant ce qu’éprouve celui qui prend la parole, l’être parlant se détache de l’emprise des affects et en les nommant, il s’en fait responsable et les agence d’une autre manière en introduisant la perte nécessaire afin que le désir advienne permettant de tenir à distance la haine en soi comme au cœur de l’autre.

Claudine Valette-Damase