Édito n°6 : « Pince-mi et pince-moi » ou cogner sur l’autre de la bonne façon

« Pince-mi et pince-moi sont sur un bateau, Pince-mi tombe à l'eau, qu’est-ce qui reste ? » Il arrive que la manière dont s’articule la demande de l’Autre laisse le sujet pris dans un étau. Assujetti à une formule ou prisonnier de son fantasme, la seule issue semblerait être celle de se donner comme objet à l’Autre : « pince-moi ! ». Car qui reste-t-il une fois « pince-mi » tombé à l’eau ? Qu’est-ce qui reste ? Reste le solde d’une demande dont la formulation, à la prendre au niveau de l’énoncé, laisse pour seul « choix » d’être pincé. « Pince-moi ! » apparaît alors comme réponse à cette question qui, ainsi posée, sollicite son destinataire plutôt comme objet que comme sujet. Car bien que le verbe soit en mode impératif, le sujet reste moins l’auteur que le fidèle exécuteur d’un ordre qui l’agit. On reconnaît bien l’enfant qui nous interpelle d’un « Tiens ! » « Fait ! » « Viens ! » « Joue ! ». La littérature classique dit à ce propos que l’enfant nous instrumentalise, nous chosifie, sans voir que c’est plutôt l’enfant qui se fait instrument de l’Autre. Il est important de lire dans le mode impératif de ce « Pince-moi ! » l’indice de la jouissance qui engage le jeune parlêtre. Che vuoi ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Si l’Autre lui fait grâce de la noyade, il ne le veut pas moins pincé. Pas d’issue au cercle infernal((Cf. Lacan J., Les formations de l’inconscient. Le séminaire livre V (1957-58), Paris, Seuil, 1998, p. 428.)) de la demande, si l’on reste au niveau de l’énoncé.

La solution de cette plaisanterie est dans la question elle-même, non pas dans celle qui est attendue comme réponse, déjà toujours supposée, mais dans la jouissance impliquée dans la question. Car « c’est seulement quand on a franchi le plan imaginaire que l’on peut cogner sur l’autre de la bonne façon, parce qu’on n’est plus dans la réciprocité »((Miller J.-A., « L’acte entre intention et conséquence », La Cause Freudienne, n°42, mai 1999, p. 16.)), comme l’indique J.-A Miller. En effet, pour faire tomber à l’eau la violence véhiculée par la langue qui frappe le parlêtre, la psychanalyse propose une bonne stratégie : pincer la jouissance mortifère à l’endroit même où elle s’articule. On peut cogner l’Autre de la bonne façon à condition de viser l’énonciation. Les tactiques((Cf. Lacan J. : « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 589 : « L’analyste est moins libre en sa stratégie qu’en sa tactique ».)) pour y arriver sont diverses. Dans ce numéro, Alexandre Stevens nous montre des prises précieuses de « contre-violence symbolique ». Il faut aller fermement, mais avec des gants, dans la distinction entre cadre et bord, entre énoncé et énonciation. Camille Schuffenecker l’illustre finement avec un cas. Daniel Roy nous fait cadeau du texte qui a été à l’origine du thème qui nous occupe où il fait résonner avec précision et poésie cette clinique qui nous concerne. Anaëlle Levobits-Quenehen nous rappelle que pour naviguer dans ces eaux troublées par la chose violente, il vaut mieux être au clair avec son désir de clinicien. Michel Héraud pointe la dimension politique de la réponse analytique. Enfin, Noa Farchi nous propose une traduction originale et une lecture du poème « L'enfant méchant », de Léa Goldeberg, qui attrape avec délice l’impuissance de l’adulte – « Ils ne comprennent rien » – lorsqu’il fait l’impasse de cette topologie singulière : « C'est l’enfant méchant qui m’est rentré dedans ». Il vaut mieux se rompre à cette topologie pour accompagner l’enfant qui « ne sais plus quoi faire de cet enfant méchant » en lui.

Vous allez découvrir dans ce numéro de quoi être un peu moins mené en bateau dans l’abord de la violence avec les enfants. Bonne lecture !

Valeria Sommer-Dupont