Quand l’enfant est pris de violence

Ce texte a été écrit sous cette forme en mars 2017, en préparation de la Journée d’étude. On peut le lire également à l’aulne des événements actuels.

Quand l’autre, c’est toi, et que tu es l’autre (transitivisme),
Quand l’autre est un intrus,
Quand l’autre détient ou dérobe l’objet qui est pour toi le plus précieux (jalouissance),((Néologisme de Lacan pour désigner une haine jalouse qui vise un rival supposé, lui, avoir l’objet.))
Quand les petites chevilles ne rentrent pas dans les petits trous (colère),
Quand le désir de l’Autre est indéchiffrable (caprice),
Quand tu es pris dans l’étau de l’Autre (ruer dans les brancards),
Quand la voix dit « Frappe ! »,
Quand les mots te manquent,
Quand les mots te visent,
Quand tu te cognes la tête contre les murs… du langage,
Quand tu bouscules pour te faire une place (jouer des coudes),
Quand « le royaume de Dieu souffre violence et que les violents s’en emparent »((Evangile selon Matthieu, 11 :12.)) (dévastation du symbolique),
Quand il faut bien qu’une marque s’inscrive quelque part,
Quand il faut bien que la jouissance envahissante trouve une issue,
Quand tu, tu, tu, tu…sais plus quoi dire,
Quand tu es complètement bouché…

Alors ça explose, tu pètes les plombs, tu montes dans les tours, tu fais ton caprice, tu hurles, tu tapes, tu casses, tu mords, tu pousses, tu donnes des coups de pied ou de poing, tu jettes des regards furieux, tu dis des très gros mots – toi lampe ! toi serviette,...((Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1967, p. 233.)) tu as un comportement ouvertement anti-social et tu t’attires la réprobation de ton entourage, tu deviens un enfant terrible, agité, souffrant d’un trouble de la conduite, tu es un petit voyou, une brute, un mal-élevé qui fait honte à ses parents, un sale gosse, une vraie chipie.

Alors tu mériterais une bonne correction (plus possible), tu auras une punition, une sanction, un premier avertissement, tu ne perds rien pour attendre, tu vas voir de quel bois je me chauffe, ce n’est pas toi qui fais la loi ici. Ici, on ne peut pas tout faire, tout casser, il y a un cadre, des règles à respecter si tu veux vivre avec nous…

À la fin de l’envoi, un enfant violent se trouve ainsi face à un partenaire de pacotille, imposteur qui prétend instaurer la loi, c’est-à-dire celui-là même qui a suscité sa violence par son trop de présence insistante ou par son absence criante. Lacan a situé en logique la quadrature de ce cercle par son schéma L. Comment en sortir sans  percer de père en part la baleine de l’imposture ?

Comment faire pour ne pas se laisser enfermer avec l’enfant pris de violence dans le terrible piège qu’il tend à ses partenaires ?

Comment incarner une altérité qui ne menace pas, qui ne commande pas, et qui pourtant fait acte de présence, acte de sa présence auprès de la colère, du caprice, de l’insulte, des coups, de la déprédation ?

L’enfant violent exige de ceux qui l’accueillent non pas des cadres, des règlements ou des lois, mais plutôt l’art de creuser des petits trous vivables dans les alentours – là où se sont logées des présences insupportables – et de broder des petits bords, des petites épissures – là où se sont ouvertes des déchirures invivables, qui font canaux à la dépense de jouissance.

Il me semble que l’on peut reprendre, concernant l’enfant violent, les deux « lois d’ordre dialectique » que Lacan dégage dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant »((Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362.)) :

– « Il y faut le travail de deux générations, lui-même (l’enfant) en étant le fruit à la troisième » : non pas une transmission  intergénérationnelle de la violence comportementale, mais une potentialisation d’une génération à l’autre de la violence faite au symbolique dans la génération précédente qui « écrase » dans la génération suivante la dimension d’altérité. En effet, l’enfant « pris de violence » est un enfant qui ne croit plus en l’Autre de la parole.

– Concernant l’institution « il s’avère que toujours en quelque point à situation variable y prévale un rapport fondé à la liberté » ; et Lacan précise qu’il s’agit aujourd’hui d’une liberté qui s’affronte à la ségrégation produite par la science, et non plus la liberté gagnée sur le discours du Maître (celle des Lumières) ; l’enfant violent est un enfant du temps de la science.

Enfin, il y a grand profit à se référer à la lecture par J.-A. Miller de la place de la jouissance dans l’enseignement de Lacan (cf « Les paradigmes de la jouissance »). Le sixième paradigme qui dégage le moment de bascule ici désigné du « non-rapport »((Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, Navarin/Seuil, octobre 1999, p. 24-29.)) offre un levier puissant pour déplacer la question de la violence, en considérant le fait de violence  comme strictement noué au fait de jouissance comme premier. En effet le fait de violence en tant que tel indique que la jouissance peut tout emporter du langage, comme dimension dans laquelle l’homme aurait son habitat, et « de la parole qui sert à la communication ». Il nous invite à fonder une nouvelle « pragmatique » clinique et sociale. Le fait de violence est ainsi signe du non-rapport et tentative en impasse d’instaurer un rapport.

La violence de l’enfant apparaît alors comme fondée non pas sur le rapport imaginaire, la lutte à mort, mais sur l’effraction de la présence d’une Jouissance sans Autre, qui vient contester toute jouissance légitime des biens – bien commun du vivre-ensemble (!), biens matériels (déprédations), usage réglé des corps…

Daniel Roy