Tenir jusqu’à l’aube

« Tenir jusqu’à l’aube », la chèvre de Monsieur Seguin se le répète durant toute la nuit alors qu’elle livre avec le loup un duel qu’elle sait perdu d’avance. C’est aussi le titre du nouveau roman de Carole Fives((Fives C., Tenir jusqu’à l’aube, Paris, coll. L’Arbalète, Gallimard, 2018.)) qui fait entendre, au plus près du réel, la solitude et l’étouffement d’une mère en vase clos avec son fils de deux ans.

En toile de fond, il y a la clinique banale et quotidienne, celle qui motive parfois les parents de tout-petits à s’adresser à un analyste ou à pousser la porte d’un lieu d’accueil enfant-parent : l’enfant qui ne dort pas, la demande impérieuse que la mère reste « à côté, à côté », les nuits entrecoupées et les réveils à l’aube, les scènes de colères en rentrant du parc… Une clinique de la maternité ordinaire qui témoigne pourtant que « la rencontre avec l’enfant et la réponse à ses sollicitations sont sans loi, puisque sans “mode d’emploi” »((Solano-Suarez E., « Maternité blues, question à Esthela Solano-Suarez », Hebdo-blog, n°11, publication électronique de l’ECF, www.hebdo-blog.fr/maternite-blues-question-a-esthela-solano-suarez/)) et peuvent aussi, comme pour cette mère-là, faire signe d’un réel.

Dans le roman de C. Fives, la mère est une « solo » et la maternité un exil. Elle n’est plus cette graphiste free lance qui marchait bien, elle n’est plus cette trentenaire qui va au cinéma, elle n’est plus une femme touchée par un homme. Reste « cette créature qu’elle avait créée de toutes pièces : la bonne mère », et comme « le pire, c’est la mère idéale »((Laurent É., « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », www.courtil.be/feuillets/PDF/Laurent-f4.pdf)), elle ne cesse de rencontrer dans le regard et dans le discours des autres, la mère qu’elle n’est pas suffisamment.

Alors l’enfant est loin de l’enfant escabeau du narcissisme maternel. Il n’a pas de prénom, il est « l’enfant », cette présence réduite à ses demandes « à côté, à côté », à un désordre, à une alternance il dort/il ne dort pas. Il est là jusqu’à l’étouffement : « et même quand il dort elle croit l’entendre, une plainte, une clameur, un ordre. »((Fives C., op. cit., p. 34.))

Dans ce huis clos quotidien et cette « dissolution des jours et des nuits », le personnage du roman de C. Fives trouve comme seule respiration de quitter la scène, de s’éclipser, de partir de l’appartement alors que son fils dort, pour arpenter les rues la nuit, de plus en plus loin, de plus en plus longtemps. La fugue et l’errance comme symptômes d’un exil.

Au fil des pages, par petites touches, se dévoile comment on passe du tête à tête permanent au corps à corps violent : « À bout de patience, elle enfonçait ses ongles dans les petits bras, pas très fort non, juste assez pour qu’il sente sa volonté, qu’il plie sous le joug, qu’il avoue sa défaite. Peine perdue, il redoublait de cris, de pleurs, de coups de pieds, et ils se retrouvaient tous les deux à se battre, la mère, le fils, jusqu’à ce qu’elle parvienne par un ultime coup de force à le fixer dans la poussette »((Ibid., p. 45.)).

Pourtant la violence qui traverse ce roman de part en part, c’est d’abord celle qui condamne ce sujet au silence, la fin de non-recevoir que cette mère rencontre à chaque fois qu’elle tente d’adresser un bout de son malaise, de son désarroi. Les professionnels du champ de la petite enfance, son père, jusqu’aux forums de discussion où les supposés pairs – d’autres mamans solos – se révèlent d’une férocité presque comique, dévoilant l’illusion du lien et de l’adresse sur internet. C’est là, à l’envers de la norme et de l’idéal, que la psychanalyse d’orientation lacanienne démontre sa valeur. Car accueillir le sujet, c’est recevoir tout à la fois la chèvre, la corde et le loup, c’est surtout ne pas reculer devant ce qui pour chacun incarne le réel, mais au contraire s’en servir comme d’une boussole.

Florence Hautecoeur