Indociles de demain

Dans un livre récemment paru, Les enfants de la société liquide((Bauman Z. et Leoncini Th., Les enfants de la société liquide, Paris, Fayard, coll. Sciences humaines, septembre 2018.)), le philosophe Zygmunt Bauman, décédé depuis, répond à un jeune journaliste italien, certes admiratif de son interlocuteur, mais surtout représentant, à son corps défendant, les forces alliées des médias et du sens commun : les points de vue d’une psychologie « scientifique » confinant au psychologisme de toujours, dominent les propos du journaliste, infiltrent ses questions ; les réponses du philosophe n’en sont que plus tranchantes. Examinant les thèmes du corps, du harcèlement et de l’amour, on est surpris d’y lire de bout en bout une réflexion sur la violence.

Avoir un corps

La question de l’identité y est d’abord abordée : elle n’est plus pour les jeunes une donnée mais une tâche à accomplir. Devant composer avec son caractère éphémère, dû à la labilité spécifique au registre imaginaire, l’identité est devenue auto-identification, ayant pris le pas sur la dimension de communauté. Le phénomène de la mode, dans sa fragilité mais aussi sa permanence et sa durable action, témoigne de cette dialectique entre appartenance et individualité : de quoi éclairer les épidémies de jeux violents, du foulard par exemple, ou les scarifications de jeunes filles d’une même bande. Car Bauman repère dans ce miroitement infini des identités, la cruelle nécessité, à un moment donné, de l’incarnation : le corps se doit d’être de la partie. À partir d’une statistique plutôt étonnante – de plus en plus de jeunes détestent leurs oreilles – Bauman voit juste : « Les oreilles sont la partie du corps qui en dépasse de la façon la plus ostensible et même la plus irritante : elles le font de toute évidence sans demander la permission à leur propriétaire et encore moins à sa demande. » Les oreilles ! Que dire alors du pénis dont la jouissance s’impose à vous comme étrangère((Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, no 95, Paris, Navarin, 2017, p. 14.)). De même que le rêve ne demande pas votre avis pour se produire, un corps ne vous appartient que dans un après-coup, par raccroc, de manière plus ou moins bricolée. Bien des situations de violence, dans une institution par exemple, recèlent cet élément de jouissance actif, bien difficile à intégrer pour un sujet.

Un enfant est battu… vraisemblablement je regarde

En ce qui concerne le harcèlement, Bauman, freudien, le situe dans un contexte où le processus de civilisation n’élimine pas l’agressivité mais la met « sous le tapis », la soustrayant aux yeux des personnes dites civilisées – il y a donc des non-civilisés. On débouche aussitôt sur un racisme d’exclusion qu’Éric Laurent avait logifié((Laurent É., « Le racisme 2.0 », Lacan Quotidien, n°371, 26 janvier 2014.)). La violence est constitutive de la nature humaine. Le philosophe en voit le retour principalement dans l’espace des nouvelles technologies des médias de communication, sous la forme du harcèlement, c’est-à-dire du fait d’exclure, l’exclusion participant ainsi à l’auto-identification des auteurs de harcèlements : « Il n’y aurait pas de nous, s’il n’y avait pas eux. » À partir du phénomène de harcèlement, Bauman met en série, les figures de l’enfant, de la femme, de l’homosexuel, mais aussi du migrant. Plus surprenant, dans ces dualités imaginaires faites de harceleurs et de harcelés, il dégage la place d’un élément tiers, qui n’est plus le tribunal de l’Autre, ni la Dritt persondu mot d’esprit, mais celle de celui qui regarde ou se détourne, spectateur passif. On bat un enfant… vraisemblablement, je regarde.

Quelle langue ?

Indiquées précisément par J.-A. Miller dans son texte « Enfants violents »((Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017.)), le philosophe note la présence et la fonction du sans pourquoi, du mal aléatoire, sans lien logique entre raison et effet. Il souligne combien, en continu et massivement, nous sommes exposés à la violence. Pourquoi ? Pour nous distraire et nous divertir – au sens de la diversion. On ne peut s’empêcher ici de penser à ce que dit le jeune Lacan au sortir de la seconde guerre mondiale : « Ce n’est pas d’une trop grande indocilité des individus que viendront les dangers de l’avenir humain […] Par contrele développement qui va croître en ce siècle des moyens d’agir sur le psychisme, un maniement concerté des images et des passions […] seront l’occasion de nouveaux abus de pouvoir »((Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.)). Sans aucun doute les nouvelles technologies du Web – à commencer par les réseaux sociaux, que Bauman analyse – participent de cette union de l’image et des passions, mais il note que l’espace des réseaux sociaux implique un rapport que l’on entretient alors à la parole : y règnent le sous-entendu, la médisance, la calomnie et la diffamation ! Nul lumière à en attendre mais un splendide isolement doublé d’une montée de l’ignorance, de l’impuissance et de l’humiliation. Cela débouche sur un ressentiment déclencheur de violence, dont l’envers est assurément l’aventure amoureuse, qui nécessite un autre régime de parole. J.-A. Miller a pu qualifier de liquide la psychanalyse elle-même, la parole aussi, soulignant l’introduction par Lacan du néologisme lalangue((Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse » (2008-2009), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université́ Paris VIII, cours du 12 mars 2008, inédit.))qui met en évidence une langue affranchie de la communication. Lalangue ainsi définie, corrélée à un Autre qui n’existe pas, donne sans doute une perspective intéressante sur la violence.

Éric Zuliani