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Le Tiramisu

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     – T’es une connasse ! Une connasse ! Ses mots, tel un tir de revol­ver, flinguent la mère.

Nous ne sommes pas encore assis dans mon cabi­net et les mots ont fusé ! Je les ai sur­prises dans la salle d’attente, cha­cune dans leur monde sur leur Smartphone. La fille est belle comme une star en deve­nir, jeune, maquillée, longue che­ve­lure, vête­ments choi­sis, yeux étin­ce­lants, rim­mel et paillettes. La mère, jeune, abat­tue, avec un air de tris­tesse rési­gnée, appa­raît comme désespérée.

     – Vous voyez com­ment elle me traite, dit la mère, se tour­nant vers moi.

     – Je te dirai ça tant que tu diras que mon père est un connard !

     – Et en plus, conti­nue la mère, elle fait de la boxe, comme son père, elle m’a frap­pée ! Regardez !

Elle me montre les traces de coup sur sa jambe.

     – T’avais pris mon IPhone, nor­mal, on me le prend, je tape.

Ana, l’ado-enfant de douze ans, est sur ses gardes. Elle se terre sur son fau­teuil et paraît s’abstraire avec son gsm du dis­cours mora­li­sant tenu par la mère.

     – Elle n’écoute rien, elle tape, elle fait tout à sa tête, elle est ren­voyée de l’école, elle a tapé son pro­fes­seur de musique…

     – Cette prof ? C’est une connasse, elle ne m’aime pas !

La mère, d’origine ita­lienne, a ren­con­tré le père à l’âge de seize ans. Deux ans plus tard, Ana nais­sait dans ce couple qui se déchi­rait déjà.

Le père est hors-la-loi ! Ana le vénère par des­sus tout. Il s’est enfui en Sicile pour évi­ter les huis­siers, les pro­cès et les tri­bu­naux en Belgique. Il dit à sa fille qu’elle doit prendre sa place dans la vie, avec sa mère et à l’école. Comment ? En frap­pant si néces­saire ; il lui dit aus­si qu’elle est libre et qu’elle ne doit jamais écou­ter sa « connasse » (encore !) de mère.

La ten­sion est au maxi­mum ! À chaque mot de la mère, j’ai le sen­ti­ment qu’Ana est prête à lui sau­ter des­sus et à la boxer.

Les mots lui sont insup­por­tables. Tous les mots ! Dès qu’une grande per­sonne ouvre la bouche, elle tire. Elle est sans pitié pour sa mère, ses pro­fes­seurs, sa préfète.

Seul son père est épargné.

Que dire ? Ou plu­tôt que faire ?

Le matin même, j’avais lu avec délec­ta­tion l’éditorial de Valeria Sommer-Dupont dans le Zappeurn° 9 : « Rien de plus violent, écrit-elle, que de vou­loir le bien de l’autre. Combien de mani­fes­ta­tions dites vio­lentes d’enfants ne sont que contre­coups agres­sifs de la cha­ri­té, acting-out qui viennent poin­ter le res­sort agres­sif de la bien­veillance. »[1]Sommer-Dupont V., « Édito 9 : Revolvers aux poing ! », Zappeur, n° 9, https://​ins​ti​tut​-enfant​.fr/​2​0​1​9​/​0​1​/​3​1​/​e​d​i​t​o​-​n​9​-​r​e​v​o​l​v​e​r​s​-​a​u​-​p​o​ing/

Comment décha­ri­ter, com­ment ne pas en rajou­ter sur les bonnes inten­tions, sur le « vou­loir le bien de l’enfant », autant de posi­tions qui font vio­lence à Ana, vio­lence qu’elle subit à lon­gueur de jour­née avec les dis­cours de l’école, de sa mère, de ses grands-parents ?

Comment cou­per dans la parole plain­tive de la mère, com­ment bor­der quelque chose pour qu’Ana ne soit pas, une fois encore, visée par des demandes édu­ca­tives, péda­go­giques mora­li­santes où la pul­sion de mort affleure à chaque mot, à chaque sen­tence, à chaque « solution » ?

     – Elle ne sait pas se tenir, elle fait n’importe quoi pen­dant les cours, elle mange en classe devant les profs, elle…

     – Je mange quand j’ai faim, coupe-t-elle, pour se replon­ger illi­co sur son por­table. Personne ne m’en empêchera !

     – Alors, vous êtes gour­mande, dis-je d’une petite voix … Moi aussi !

Ce sont mes pre­miers mots.

Elle s’arrête surprise !

Je conti­nue avec prudence,

     – J’étais à Palerme à Noël et j’y ai man­gé les meilleures piz­zas du monde, et j’y ai décou­vert un tira­mi­su extraordinaire…

     – Vous aimez le tiramisu ?

     – Oui !

Elle a lâché son télé­phone por­table, se montre enthou­siaste, elle n’est plus la même.

     – Maman, on va en faire un cette semaine, avec beau­coup de cacao et on met­tra du cho­co­lat aussi !

     – Oui, Ana, répond la mère, adou­cie, tu veux lui faire goûter ?

     – Bien sûr, il ver­ra que je sais cui­si­ner, on le man­ge­ra ici !

Bruno de Halleux

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