Entretien avec Ludovic Debeurme, “Les Epiphanians”, ces enfants monstrueux.

Dans Epiphania, la terre maltraitée par l’espèce humaine enfante d’elle-même une nouvelle espèce hybride. La venue au monde de ces enfants chimériques, mi-humains, mi-animaux, appelés Epiphanians ou « mix-bodies » bouleverse l’ordre social. Ces filles et ces garçons différents sortent de terre comme des choux. Ils deviennent des adolescents rejetés, gagnés par le nihilisme, sensibles aux thèses obscurantistes, rongés par la pulsion de mort ; bref, des monstres [1].

Agnès Bailly : Tout d’abord, j’ai lu que vous aviez commencé à écrire Epiphania juste après les attentats de 2015 à Paris. Y avait-il urgence pour vous à traiter ce réel, cet impossible à supporter ?

Ludovic Debeurme : Epiphania [2] a été écrit quelques années avant ces événements. Mais les attentats du 13 novembre ont créé une telle trouée impensable/im-pansable qu’il m’a fallu chercher à combler ce vide, y apporter compulsivement du sens. La question qui se dessinait en creux était celle de cet impossible désir nihiliste ; comment, pourquoi et à quel endroit de leur histoire, ces jeunes pouvaient trouver un désir aussi puissant sur les territoires de la mort ? La question était déjà attachée au scénario d’Epiphania, mais de fait, prenait dans le réel un autre visage. Il y avait dans l’histoire déjà cette idée d’adolescents, de jeunes adultes pris d’une violente colère contre l’espèce humaine, jusqu’à en chercher l’anéantissement. C’était cette colère, cette violence qui ne rencontrait plus de murs pour s’y cogner, à l’œuvre lors de ces attentats, que je pouvais tenter de questionner dans mon histoire, au carrefour de tout ce qui s’y précipitait.

Le nouveau-né, cet inconnu monstrueux

A. B. : Le tome 1 d’Epiphania commence par le rêve de David : sa compagne accouche d’une étrange créature. Si la femme de David désire un enfant de son compagnon et le lui demande, David, lui, « ne trouve pas son désir » m’avez-vous dit ; et ce qui vient répondre à cette place pour David est un fantasme de monstruosité.

L. D. : Et c’est bien un monstre qui surgit, réellement, sous les espèces d’un tsunami qui emporte tout sur son passage – dont la femme de David qui se retrouve seul... Quand soudain, des « monticules » transpercent le sol. Partout apparaissent des « têtes de fœtus ». Au journal télévisé : « On peut entendre dans certains parcs les cris de milliers de nouveau-nés. La consigne est de ne pas les toucher. Les autorités les prendront en charge, une fois nés. » David découvre alors un monticule dans son jardin. Un ami lui conseille de lui écraser la tête pour « l’avorter ». Mais dès que David le touche, ce dernier le regarde et naît. David ne sait pas comment faire avec ce nouveau-né. Il lui parle, prend soin de lui, lui donne un prénom « Kojika », et l’adopte – les « centres d’élevage » de « mix-body » étant saturés.

A. B. : Dans ce passage de la « naissance », l’objet regard est patent.

L. D. : C’est par le regard que le monticule devient sujet. David, le futur père, voit l’enfant, mais il peut désormais aussi lui-même être regardé par son enfant. La case décisive de cet album est celle où la tête de Koji vient de sortir de terre, laissant apparaître seulement les yeux, avant l’apparition de la bouche, du langage, comme si le regard préexistait. La question du regard est en effet récurrente dans mon travail. J’ai cherché longtemps ce regard que mon père, artiste peintre – incarnant de fait celui qui voit – ne me portait pas. J’avais écrit juste avant la trilogie Epiphania, le cycle Trois Fils et Un père vertueux, où il est davantage question du rapport au père, de mon point de vue d’enfant. C’est un récit âpre et cruel. Dans Epiphania, imaginé après la naissance de ma fille, c’est mon point de vue de père dont il s’agit davantage. Une douceur apparaît dans le rapport familial, présenté jusqu’ici dans les précédents livres aux antipodes d’un endroit rassurant.

Violence faite aux enfants « différents »

Koji grandit et va à l’école ; des cars scolaires sont réservés aux mix-bodies – l’apartheid n’est pas si loin. Le directeur de l’école reçoit le père de Koji pour lui dire qu’il est scientifiquement établi que « l’intégration » de son fils sera de plus en plus difficile et lui propose une école spécialisée « qui lui permettra de ne pas se sentir différent » ! Les parents d’élèves ont peur... David suggère plutôt au directeur d’accueillir plus d’enfants comme le sien.

A. B. : Je pense ici aux enfants que je reçois en institution. Ils témoignent souvent de la façon dont ils sont stigmatisés comme « handicapés » dans lesdites écoles « inclusives ». Ce signifiant « handicapé » – qui recouvre des difficultés tellement hétérogènes – leur fait violence.

L. D. : La façon dont un Deligny a pensé les tracés des enfants autistes pour ce qu’ils sont, et non pas des ratés de proto-représentations du « bonhomme », que ces tracés conduisent vers une mise en narration, une mise en mots de l’histoire, fait écho à la façon même dont je conçois des histoires. Parfois c’est un désir d’image qui, une fois tracée, rendue visible, produit un désir d’histoire. Des mots qui seraient restés muets si j’avais respecté le protocole habituel de la création d’une bande dessinée, où c’est le plus souvent le scénario qui préexiste. J’ai passé un temps et une énergie phénoménale de mon enfance à gommer les reliefs de ma personnalité, afin de devenir un enfant invisible qui puisse se conformer au système scolaire. Cela a été une violence sourde, d’où seul l’art et la psychanalyse ont pu me sortir.

La stigmatisation de la différence par son signifiant – ici le « monstre » – tient lieu de cape d’invisibilité. C’est aussi une façon de ne plus avoir à porter de regard sur ceux qui sont montrés, désignés. Le « mot » pour recouvrir des êtres, loin du mot qui révèle. Ce n’est pas un hasard si les Epiphanians sont moitié humains, moitié animaux – ceux qui ne parlent pas.

L’adolescence fait violence

Bientôt, David s’inquiète de l’agressivité montante de Koji à son égard. « Vous les humains, vous ne comprenez rien » lui dit-il, avant de s’enfermer dans sa chambre. Koji, qui voit son corps se transformer, a vraiment peur. Aux informations on entend : « Les scientifiques ont établi un lien entre l’émergence de ces signes corporels et la soudaine montée d’agressivité des hommes-animaux ». Le fameux Dr Krüpa « spécialiste de la psyché des mix-bodies » est invité : « Une crise d’adolescence ! Voilà de quoi il s’agit. Modifications physiologiques… flambée d’agressivité… pulsions suicidaires… les signes classiques du passage de l’enfance à l’âge adulte… induit par un changement hormonal… la pulsion de mort est au centre des problématiques adolescentes… pour les humains comme pour les mix-bodies… […] les mix-bodies sont plongés dans le chaos depuis leur violente agression par les anti-mix-bodies […] Voilà pourquoi il est plus que jamais vital que nous ne perdions pas le dialogue avec eux… que vous soyez gardien ou éducateur d’un centre de mix-bodies, ou bien simple parent… ne coupez pas le lien » et il donne le numéro de la hotline dédiée.

L. D. : Dans mes livres précédents, j’ai tenté de transcrire les corps en mouvement d’adolescents. Ce langage si puissant, parce que souvent maladroit et hésitant. La façon dont ils cherchent à habiter leur corps, le mettre en mots, autant qu’à l’inscrire dans le monde, comme un geste dans l’espace qui donnerait du sens autant au geste qu’à l’espace lui-même, est un monde en soi pour un dessinateur qui prend le temps de regarder et noter.

« Nous étions définitivement l’autre, l’étranger »

Dans le 2e tome d’Epiphania, Koji quitte son père pour rejoindre une bande d’Epiphanians extrémistes prêts à détruire la société pour survivre. Koji confie qu’il a « voulu disparaître quand ses cornes ont commencé à pousser », qu’il a eu envie de tuer son père. Il lui adresse en silence : « ton amour me donnait la force de croire que j’étais enfin aimable […] et pourtant, grandissante, une incompressible force veut tendre chaque jour mon poing au-dessus de ton visage […] elle veut ta vie… ta vie d’homme ».

A. B. : Koji ne peut se détacher de son père – qui est aussi une figure du sauveur – que violemment.

L. D. : Est-ce qu’un arrachement peut se faire paisiblement ? Koji ne parvient pas à détacher son père de l’entité qu’il représente. Il y a une confusion entre la loi punitive, définitive de l’institution qui place ces Epiphanians dans des camps sécurisés, et la loi symbolique de ce père aimant.

A. B. : Peut-on faire un lien entre le signifiant « monstre » qui a précédé la naissance de Koji et ce qui advient par la suite ?

L. D. : C’est le mot qui recouvre ces enfants, les pourchasse et grandit en eux ; il y a une porosité entre ce qu’ils ressentent à l’intérieur d’eux-mêmes et ce dont ils sont recouverts par l’extérieur. Comme si le mot ouvrait une brèche dans leur peau et contaminait leur être. L’histoire raconte, sans que cela ne soit vérifié, que la Terre elle-même leur a donné naissance, pour en finir avec notre espèce avant qu’elle n’emporte tout à fait avec elle dans sa chute une diversité considérable d’espèces. De fait, ils portent en eux cette contradiction vis-à-vis d’un monde qui n’entend pas leur message sans langage dont ils sont une incarnation, davantage qu’une incantation. Ils sont pourtant à moitié humains, prisonniers d’un paradoxe. Pourront-ils sauver la «Terre » sans à moitié périr eux-mêmes ? Koji et Bee tentent de verbaliser cet état d’être, ce qui les différencie des autres Epiphanians.

En effet, très peu de mix-bodies ont grandi dans une « vraie » famille. L’une d’entre eux, Bee, témoigne de la façon dont on l’a sortie violemment de son « trou » pour la mettre « en caissons de confinement ». Leurs conditions de vie faisaient croître la violence. Tels des rats de laboratoire, ils servaient à la recherche. Mais les scientifiques « n’ont rencontré que la différence, l’incompatibilité. Nous étions définitivement l’autre, l’étranger » dit-elle.

A. B. : Ici, vous mettez en série de nombreuses violences faites à ces sujets comme cause de leur rébellion : le moment de leur « naissance » d’abord, puis leurs conditions de vie qui évoquent celles des migrants, des camps de concentration des juifs ou encore celles des prisons. Je pense ici particulièrement à ces enfants migrants Marocains qui sont apparus tels des monticules dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, il y a maintenant plus de deux ans. Les associations mandatées pour s’en occuper ainsi que les gens du quartier sont réduits à l’impuissance face à ces sujets inapprochables, insaisissables. Poly-toxicomanes, ils vivent dans la rue et sèment la terreur dans le quartier.

L. D. : Ce qui est saisissant, c’est le manque d’histoire. D’où viennent-ils réellement ? Qui sont leurs parents ? Quel est leur voyage ? Comme pour les Epiphanians, ce trou dans leur histoire ne permet pas de les saisir. Ces enfants du 18e Est, pourraient-ils nous raconter leur histoire ? Ou bien est-on déjà en deçà du langage, là où il faudrait pouvoir entendre les corps et le mouvement ? De toute évidence, ils sont insolubles et questionnent notre monde. Tout du moins, ils nous projettent avec force dans ce trou. C’est exactement ce trou que j’ai cherché à combler petit à petit – mais bien sûr il est insondable dans sa totalité, et ne cesse de se dérober – par parcelles, par chemins et croisements, case après case, dans Epiphania. Et, le fait que la trilogie ne soit pas encore fermée me permet d’ouvrir mon histoire à ces sans-mots.

Discours sur la violence

Un scientifique – auquel s’appliquerait fort bien l’adage : « l’enfer est pavé de bonnes intentions » – s’adresse aux mix-bodies : « Vous êtes en proie à des pulsions que vous ne contrôlez pas… votre haine à notre encontre est un programme de votre ADN […] J’ai dans ma poche une seringue remplie d’une substance inhibitrice. Elle vous rendra la vie bien plus douce et calmera vos tourments intérieurs… » Pendant ce temps à la télévision, de « gentils » mix-bodies font de la propagande pour des « greffes d’inhibiteurs indolores, directement sous la peau ».

A. B. : C’est très intéressant que vous pointiez ce discours de la science qui situe la cause de la violence au niveau de l’ADN avec son traitement médicamenteux adéquat pour la faire taire. Cela ne manque pas de me faire penser à la Ritaline, prescrite aux enfants dits « hyperactifs ».

L. D. : Je suis fasciné par la façon dont le système capitaliste ultra-libéral utilise les outils qu’il produit pour remettre en piste – ou hors-jeu, selon le degré d’inadaptabilité du sujet – ceux qui ne sont pas productifs.

Le Dr K. est le seul à soutenir un discours différent : « Les Epiphanians représentent une symbolique complexe de l’image de “l’autre”… d’un côté ils sont “l’autre étranger”, celui qui nous fait peur parce que nous ne le connaissons pas assez… d’un autre côté, ils sont “l’autre nature”… l’animal, le sauvage… mais ils sont aussi “l’autre en soi”… le monstre qui taraude notre psyché… celui que la psychanalyse et l’art mettent au jour… celui avec qui il faut apprendre à vivre… les Epiphanians tentent de nous délivrer un message sur nous-mêmes que nous ne savons pas entendre… les éradiquer tous, en plus d’être un crime, ne solutionnerait pas notre véritable problème ».

A. B. : « Apprendre à vivre avec la part de monstre qui est en nous », dites-vous. Je pense à ce que dit Jacques-Alain Miller : « Il y a une violence sans pourquoi qui est à elle-même sa propre raison, qui est en elle-même une jouissance » [3], pas toute explicable.

L. D. : J’ai exploré de nombreuses facettes du monstre, de la chimère d’Epiphania au monstre qu’on a à l’intérieur de soi, avec lequel il faut composer toute sa vie. L’art est à la fois la mise en scène et la trace de cette violence. Pouvoir tenir cette distance avec sa violence au travers de l’objet artistique, autant que la laisser aller, « là » est la dualité nécessaire pour que l’œuvre fasse sens. Il y a un continuel étirement entre distance et présence. L’artiste serait juste au centre de cet axe, étiré mais vivant.

A. B. : Je vous remercie, Ludovic Debeurme, pour cet entretien enseignant à plus d’un titre. Nous attendons la sortie du tome 3 d’Epiphania pour voir comment Koji va faire avec l’injonction féroce de ses pairs contre le père : « Soit tu es avec les humains, soit tu es avec nous… Tu choisis… Dans les deux cas ton père meurt… Dans un cas tu survis… »

[1] Ludovic Debeurme, écrivain et dessinateur de BD pour qui la psychanalyse compte, a accepté un entretien à partir de ma lecture d’Epiphania [1], une trilogie en cours qui intéresse de près notre thème « Enfants violents ».

[2] Debeurme L., Epiphania, Volume 1 & 2, Paris, Casterman, 2017.

[3] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 202.