Les nouveaux contours de la violence dans la littérature de jeunesse

Interview de Marie Lallouet par Agnès Bailly, Ariane Chottin, Françoise Labridy, Daphné Leimann de parADOxes [1]

 

Après avoir été éditrice de livres pour la jeunesse, prendre la direction de la Revue des livres pour enfants met Marie Lallouet à une toute autre place : il ne s’agit plus de travailler avec des auteurs et de décider de la parution d’un livre mais de proposer une boussole dans la lecture des ouvrages parus, d’en extraire des questions, d’avertir de certaines difficultés, d’en éclairer les ouvertures, car la littérature jeunesse est un champ qui regorge d’inventivité.

 

Daphné Leimann : Pouvez-vous nous dire quelles sont les questions spécifiques que vous vous posez concernant ce que vous voulez transmettre des livres et particulièrement lorsque ces livres abordent la violence ?

Marie Lallouet : Les livres peuvent faire ce qu’ils veulent (dans le respect de la loi de 1949) puisque personne n’est obligé de les lire. Mais il sort chaque année environ six mille livres et nous aidons ceux qui doivent s’y repérer à y voir plus clair. Beaucoup de ces livres ne sont pas très intéressants ou n’ont pas besoin de notre aide pour trouver leurs lecteurs. D’autres en revanche, plus discrets, moins commerciaux, sont des œuvres qui méritent d’être défendues. Pour ce qui est de la question de la violence, je trouve que la problématique du consentement est particulièrement importante. Un livre est fait pour bousculer, mais un jeune lecteur n’est pas forcément prêt à tout. Le design d’un livre – son titre, son illustration de couverture, son texte de quatrième de couverture – n’est pas toujours très explicite, ce qui est souvent dommage.

L’exemple de Junk sur le thème de la drogue, a été éclairant à ce titre. C’était un livre dur, mais parfaitement loyal : un titre et une couverture sans ambiguïtés, et un texte de quatrième de couverture où l’auteur prenait la parole. Il disait aussi qu’« il est préférable que les jeunes n’entendent pas parler de la drogue pour la première fois le jour où quelqu’un essaiera de leur en vendre. » [2]

C’est un contrat de lecture franc et, dès lors, le lecteur est libre de l’accepter ou de le refuser. Junk a été, comme Je mourrai pas gibier [3], un jalon important dans l’histoire du traitement moderne de la violence par la littérature jeunesse. Ces jours-ci, les éditions « La Ville brûle » publient Dans la forêt rouge [4], album magnifique qui raconte l’histoire de la forêt de Pripiat, à Tchernobyl, illustration de la violence extrême faite par les hommes à la nature. Ce dialogue entre un jeune arbre et un ours est vraiment réussi, mais l’album propose à son lecteur un contrat de lecture difficile qui amènera de sacrées questions et mérite, me semble-t-il, un consentement préalable.

Agnès Bailly : Lorsque nous nous sommes rencontrés pour une soirée de travail réunissant parADOxes et le comité de rédaction de votre revue, vous avez évoqué ce que vous appeliez « Les nouveaux contours de la violence » vous conduisant à formuler l’hypothèse que « la violence bouge aujourd’hui ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. L. : L’idée des « nouveaux contours de la violence » est venue de nos lectures de romans ados contemporains dont la violence, très liée aux réseaux sociaux, nous semblait nouvelle, bien loin des combats de La guerre des boutons. Maintenant que nous avons presque fini ce dossier, j’ai l’impression que la violence n’a pas forcément changé mais que sa médiatisation est différente, encombrante, que les frontières entre les espaces privés et publics sont effacées. Les enfants d’aujourd’hui risquent moins de se casser la figure en tombant d’un arbre que de perdre tous leurs amis à cause d’un bad buzz. C’est encore plus violent, il me semble.

D. L. : Lors de cette réunion avec parADOxes au sujet de la violence, vous nous avez décrit de nouvelles formes d’écriture dans la littérature jeunesse, notamment au sujet de la fin des récits et de certains héros. Pouvez-vous nous en parler ici ?

M. L. : En effet, l’année passée, nous avons eu plusieurs romans dont le héros principal mourait, ce qui était assez inédit dans le domaine de la littérature jeunesse où la désespérance constituait sans doute le dernier tabou. Il y a un plafond de verre qui pèse sur la littérature des ados et leurs auteurs qui les empêche d’aller du côté de la littérature des adultes. Personnellement, je regrette que les ados aient une littérature trop souvent faite sur mesure pour eux, comme une chambre à part. À partir de treize-quatorze ans, toute la littérature du monde est à leur disposition, c’est même elle qu’ils vont étudier au collège et au lycée. Les encourager à s’y risquer me semble essentiel.

Françoise Labridy : N’oublions pas que les enfants ne lisent et ne perçoivent pas comme les adultes. Walter Benjamin, disait ceci : «  Les enfants lisent […] en incorporant mais non en s’identifiant. Leur lecture est dans un rapport très intime bien moins avec leur culture et leur connaissance du monde qu’avec leur croissance et leur puissance » [5]. Qu’en pensez-vous ?

M. L. : D’une certaine façon, auteurs et éditeurs se tiennent prudemment à distance de la réception qui est faite de leurs livres par le lecteur. Celui qui propose, au fond, ne sait pas ce qui se passe ensuite et ce mystère fait partie du jeu. En littérature pour la jeunesse, où le tiers-lecteur est presque indispensable pendant les premières années de l’enfant, cela épaissit encore le mystère. Lisez Zagazou [6], ce grand album de Quentin Blake. Il y a là :

– le livre proposé par l’auteur : un jeune couple reçoit un jour une drôle de bestiole qu’il nomme Zagazou et qui va désormais partager sa vie,

– le livre éprouvé, et avec quelle émotion, par l’adulte lecteur,

– et un tout autre livre perçu par l’enfant spectateur.

C’est une superposition où toutes les vies sont engagées avec tellement de profondeur qu’il est presque impudique de chercher à la percer. Ce qui se passe là ne regarde personne d’autre que cet adulte et cet enfant. L’auteur lui-même, qui a rendu cela possible, s’est effacé depuis longtemps.

[1] parADOxes association créée en 2009. Centre de consultations psychanalytiques et d’ateliers individuels ou en petits collectifs, Paris 10e. Membre de la FIPA (Fédération des Institutions de Psychanalyse Appliquée), Site : paradoxes-paris.org

[2] Burgess M., Junk, Paris, Gallimard Jeunesse,1998. Quatrième de couverture.

[3] Guéraud G., Je mourrai pas gibier, Arles-Rodez, éd. Le Rouergue, 2011.

[4] Mortenson Ch. & Rice J., Dans la forêt rouge, Montreuil, éd. La Ville brûle, mars 2019.

[5] Benjamin W., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, trad P. Ivernel, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2011.

[6] Blake Q., Zagazou, Paris, Gallimard Jeunesse, 1999.