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Déplacer le conflit

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Bastien arrive en 5SEGPA dans le col­lège où je tra­vaille comme direc­trice adjointe de ce dis­po­si­tif d’enseignement adap­té. Lors de notre pre­mière ren­contre, il est très clair : il ne sou­hai­tait pas venir en SEGPA, esti­mant n’être ni fou ni anor­mal. D’emblée, il se pré­sente sur le mode du refus, de la colère. On retrou­ve­ra cette colère chaque fois qu’il refu­se­ra de tra­vailler. Il lui arri­ve­ra, par exemple, de refu­ser de tra­vailler et de réa­li­ser l’exercice lors des cinq der­nières minutes du cours. Par la suite, sa colère vise­ra aus­si ses cama­rades, avec des moque­ries, des insultes ou des coups.

En cas de refus de tra­vailler, les ensei­gnants avaient déci­dé d’accepter qu’il ne tra­vaille pas, pour­vu qu’il écoute. Mais il sai­sis­sait cette occa­sion pour se moquer de l’enseignant avec cer­tains élèves ; l’enseignant ne l’entendait pas mais les cama­rades étaient hilares. Quand il s’expliquait sur ces moque­ries, il pou­vait dire qu’il n’aimait pas le pro­fes­seur ou la dis­ci­pline ensei­gnée, que le cours ne l’intéressait pas et qu’il n’avait pas besoin de faire ce qui était demandé.

Il refu­sait de nous mon­trer ce qu’il était capable de faire. Nous ne pou­vions pas non plus iden­ti­fier ses dif­fi­cul­tés pour l’aider à les dépas­ser, il res­tait dans des savoirs qu’il maî­tri­sait déjà. Il refu­sait de deman­der de l’aide. Les ensei­gnants me deman­daient alors d’intervenir pour le faire sor­tir de classe. Je lui deman­dais de se mettre au tra­vail sur un ton très calme, sans lui deman­der la rai­son de son refus. S’il sor­tait ses affaires et se met­tait au tra­vail, je l’encourageais et je repar­tais. Sinon, je lui deman­dais de me suivre. Il me deman­dait tou­jours pour­quoi. Je regar­dais alors sa table vide et lui disait dou­ce­ment : « Tu sais bien ? Tu ne tra­vailles pas ». Il se levait et me suivait.

Je pense qu’il accep­tait de me suivre car son refus ne pou­vait pas exis­ter plus long­temps dans la classe : mon inter­ven­tion lui per­met­tait de sor­tir d’un engre­nage où il était lui-même en impasse. Une porte de sor­tie lui était offerte face au coût impor­tant d’une telle révolte : colère ou agres­si­vi­té de l’autre, jusqu’à sa propre exclusion.

Jusqu’au jour, où, après une alter­ca­tion avec un ensei­gnant, alors que j’intervenais comme j’avais déjà pu le faire, il refu­sa de sor­tir de classe : « Je ne sor­ti­rai pas ». Je lui deman­dai pour­quoi mais il ne répon­dit pas. Je res­tai inter­lo­quée par son refus, coin­cée par la situa­tion. Je ne pou­vais pas faire demi-tour, je ne pou­vais pas lais­ser le jeune dans la classe, je ne pou­vais pas user de la force ou de la menace et répondre en miroir. C’était un moment déli­cat, car il existe une mémoire de ces moments où l’autorité peut vaciller.

Le silence qui régnait alors m’a pous­sée à prendre une déci­sion : puisqu’il ne vou­lait pas sor­tir de la classe, les élèves sor­ti­raient pour conti­nuer à tra­vailler dans une autre salle.

L’enseignant médu­sé par cette déci­sion, me fit remar­quer que nous cédions. Pour moi, il ne s’agissait pas de cela. C’était une nou­velle réponse à ce refus qui per­met­tait à la fois de l’entendre, d’en tenir compte comme d’un impos­sible pour lui, mais éga­le­ment de dire non à ce que cela empêche la classe de tra­vailler. Il est pos­sible de s’opposer sans entraî­ner l’ensemble du groupe.

Les élèves, accom­pa­gnés de l’enseignant, se sont levés et se sont ins­tal­lés dans une autre classe. Je les ai accom­pa­gnés. Ce dépla­ce­ment a per­mis d’extraire les regards de la scène. À mon retour, Bastien était tou­jours assis à sa place, tête bais­sée. Je lui deman­dai à nou­veau de venir à mon bureau, il refu­sa. Je suis res­tée dix bonnes minutes à l’entrée de la classe, ne bou­geant pas, res­tant silen­cieuse. Je finis par me rap­pro­cher et m’assis à ses côtés sans le regar­der. La classe était, à ce moment-là, un espace qui lui appartenait.

Je lui deman­dai fina­le­ment à voix basse ce qui s’était pas­sé pour qu’il soit exclu de cours et la rai­son pour laquelle il avait refu­sé de sor­tir, sans attendre for­ce­ment de réponse ou un chan­ge­ment de pos­ture. J’étais pru­dente pour ne pas dire quelque chose qui pour­rait le blesser.

Bastien s’est déten­du. Tête rele­vée, il m’expliqua que l’enseignant l’avait accu­sé d’une moque­rie dont il n’était pas l’auteur et qu’il trou­vait cela injuste. Comme je lui indi­quai que je n’avais pas de réponse à cela pour le moment, il accep­ta de se rendre avec moi dans mon bureau.

Estimant que Bastien s’était dépla­cé dans sa posi­tion, en accep­tant à nou­veau l’échange, en accep­tant de sor­tir de la classe, j’ai fait le choix de ne pas don­ner d’autre suite à cet évé­ne­ment. Je consi­dé­rais que la situa­tion avait été suf­fi­sam­ment forte pour ne pas prendre de sanc­tion. De plus, l’enseignant n’en a, au bout du compte, pas deman­dé. Je trou­vais que l’issue que nous avions don­née était plus féconde.

[1] Miller J.-A., « Enfants vio­lents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 207.

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