Le trou noir de la différence sexuelle

Daniel Roy accomplit un tour de force en ordonnant les avancées successives, depuis Freud jusqu’à Lacan, sur ce thème de « La différence sexuelle ». Il a dressé le tableau tel qu’il se dégage aujourd’hui dans l’Orientation lacanienne déployée par Jacques-Alain Miller à l’aide d’une boussole, la jouissance, concept flou. Il l’a fait en introduisant dans son approche les changements importants qui ont pris place dans le discours du maître et son envers, le discours analytique. Il nous a montré comment Lacan, si sensible aux changements dans la modernité, parvient à anticiper des mouvements dans le discours du maître avant même qu’ils y apparaissent, démontrant par là la force prédictive de la psychanalyse lorsque la clinique s’allie à la logique et à la topologie. Je me trouvais donc libre d’en partir pour introduire quelques pistes de recherche supplémentaires pour ces deux ans à venir.

La différence : puissance du binaire

Sexuelle ou pas, petite ou grande, la différence est un des fondamentaux de l’ordre langagier. Elle opère, car c’est d’abord une opération, pour, dans le même temps, séparer et lier. Elle constitue des paires qui permettent, soit de façon métonymique soit de façon métaphorique, une mise en ordre des signifiants, des mots, des concepts, des images, des sons. Qu’on lise J.-A. Miller((Cf.Miller J.-A., « L’orientation lacanienne », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii, inédit.)) et on se rendra compte de la puissance de la différence, et donc des binaires, pour mettre de l’ordre dans le symbolique. C’est ainsi que le lien social opère et toutes les affaires humaines peuvent s’y réduire.

Le discours étend en effet l’opérationnalité de la différence à l’ordre social, à la famille d’abord, mais plus généralement à toutes les structures institutionnelles : les vivants / les morts, les riches / les pauvres, les opprimés / les oppresseurs, les gentils / les méchants, et, last but not least, les hommes / les femmes.

Mais la différence est aussi un mode de satisfaction qui produit de la jouissance, tant en s’affirmant, car chaque parlêtre jouit de sa différence, qu’en s’effaçant. C’est alors la jouissance de la mêmeté, celle du « nous » contre les autres, fraternité dont Lacan a montré qu’elle est au fondement du racisme((Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xix, … Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 236.)). La mêmeté est aussi au fondement du machisme. De l’ordre différentiel, on glisse vers l’ordre ségrégatif. Pas de ségrégation qui ne s’accroche à une différence attribuée aux modes de jouir. La différence, qui fonde l’ordre symbolique et alimente les satisfactions imaginaires, a des effets de réel.

La différence sexuelle, classiquement binaire, connaît un bouleversement inédit. Un certain nombre de mouvements d’opinion tentent de l’arracher au binaire S1 – Spour la pluraliser – LGBT – ou l’effacer : refus du genre ou exigence du neutre. Une des tendances de l’époque consiste à privilégier le ou inclusif – ou a, ou b, ou les deux – au ou exclusif – ou a, ou b, pas les deux. Mais, binaire oblige, corrélativement à ces mouvements émancipateurs, se déploie aussi, en réaction, un mouvement conservateur qui s’affirme contre dans la vie politique mondiale : Bolsonaro, Trump, montée des religions et des sectes. On a vu en France ce mouvement se manifester contre ledit « mariage pour tous »((À ce propos, lire : collectif, Du mariage et des psychanalystes, Paris, Navarin / Le Champ freudien / La règle du jeu, 2011.)) en revenant à des représentations de la différence sexuelle traditionnelles du patriarcat.

Tout l’enseignement de Lacan aborde la question de la différence sexuelle chez les parlêtres, non à partir de la nature, mais du langage et du sujet. Ce changement radical de point de vue différencie le phallus du pénis, donc le signifiant de l’organe, et culmine dans le Séminaire xx, Encore. Passant du sujet au corps parlant, la différence cesse d’être organisée par l’ordre binaire et cède la place à une opposition non binaire entre le Tout, incluant tous les êtres parlants de quelques genres qu’ils soient, et le pas-tout, qui précisément ne permet plus à la différence binaire de consister.

Mais, pas si vite ! Partons de la clinique de l’enfant, qui naît encore souvent dans la structure familiale traditionnelle. D. Roy termine son texte par cette indication donnée par J.-A. Miller lors de son intervention à la première Journée de l’Institut de l’Enfant : « Il appartient à l’Institut de l’Enfant de restituer la place du savoir de l’enfant, de ce que les enfants savent. »((Miller J.-A., « Le savoir de l’enfant », Peurs d’enfants, Paris, Navarin, Nouvelle collection La petite Girafe n°02, 2011, p. 18.)). Je m’oriente de cette recommandation, qui donne ici au génitif son sens révolutionnaire au sens propre, et, par conséquent, à l’Institut de l’Enfant sa puissance. Non pas ce que nous – les psys, les adultes – savons des enfants, mais ce que nous apprenons de la bouche des enfants. C’est là la révolution psychanalytique opérée par Freud avec les hystériques. Lacan a appliqué cette formule de l’extraction du savoir par la clinique analytique à la lettre tout au long de sa trajectoire.

Mutations des structures de la parenté ou la seconde mort de Laïos

Un analysant raconte en séance ce qui vient de lui arriver. Un dimanche matin, au lit avec son épouse, dans l’intimité de leur chambre, conversant de façon détendue, arrive leur fils dernier-né qui, se postant au pied du lit, lui lance : « Toi, tu vas avoir une surprise », et s’en retourne dans sa propre chambre. Puis il revient avec son épée de plastic et, sans mot dire, en assène le coup le plus fort qu’il peut sur la couette à l’endroit des parties génitales de son père. Version moderne de l’Œdipe, fondement de la structure psychique freudienne et de la psychanalyse. Surprise de Laïos, pourtant en analyse !

Ajoutons un autre élément : au début des années 1980, travaillant avec celles que l’on n’appelait pas encore professeures des écoles, qui avaient apporté des dessins de leurs élèves de maternelle comme documents de travail, elles se questionnaient en remarquant que « homme » et « femme » n’étaient pas les mots utilisés par les enfants de maternelle pour désigner la différence des sexes – aujourd’hui nous dirions des genres –, car la langue, si on y prête l’attention précise qu’elle requiert dans la pratique de la psychanalyse, est le savoir insu. La différence qui apparaissait était entre « père » et « mère » : il y avait les papas et les mamans et non les hommes et les femmes.

Ces deux vignettes cliniques m’amènent à considérer que le discours du maître a changé. D’une part, le genre a pris le pas sur le sexe, d’autre part, comme Lacan le souligne à maintes reprises, le père et le patriarcat ont connu un déclin certain dans des sociétés uniformément et globalement organisées à présent par l’économie capitaliste, inféodant le nom à l’objet. Au niveau juridique, par exemple, le droit a remplacé « père » et « mère » par « parent » et la notion de « parentalité » a modifié la répartition de l’autorité dans la famille. Sans oublier les « droits de l’enfant ».

La « parentalité », de même que le mariage dit « pour tous », manifeste une mutation des structures de la parenté et donc des liens familiaux. Nous sommes passés à un universel qui peut s’énoncer par la formule « pour tout parent », quelques soient son sexe et son genre. Quel savoir nouveau surgit chez l’enfant qui est confronté à ces mutations ?

Au temps de l’ordre de fer du social, où se niche la différence sexuelle ?

Dans « Télévision », Lacan affirmait en 1973 que « l’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme »((Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.)). Est-ce encore le cas ? Les enfants de 2021 recouvrent-ils encore l’homme par le Père et la femme par la Mère ? Comme l’anticipe Lacan dans le Séminaire xxi, « Les non dupes errent », en utilisant « le nœud borroméen comme algorithme »,« l’ordre de fer du social » s’est substitué à l’ordre familial patriarcal((Lacan J., Le Séminaire, livrexxi, « Les non dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.)). Adieu père et mère, bonjour la parentalité : la castration s’est déplacée. La fonction phallique est paradoxalement soumise, côté identifications, soit à l’organe – identification imaginaire –, soit au genre – nouvelles versions de la nomination, devenue auto nomination. La seule chose qui reste stable est la différence elle-même comme fonction engendrée par le langage, et donc le réel du choix qui est la définition minimale de la castration.

Reste à l’enfant, devenu le fondement et non plus l’effet de la famille, à choisir sa place dans une différence qui s’est pluralisée. Laquelle choisir ? Comment le fait-il ? Suis-je un homme ? Une femme ? Un ou une bi ? Un ou une trans ou un cis ? Une ou un hétéro, homo ? etc.

Deux remarques. La première sur ce point de langage, car, finalement, il n’y a que cela qui n’est pas soumis au choix : aujourd’hui, la formulation admise est non plus transsexuel, mais transgenre. Cela marque que « trans » touche l’être de discours et non pas le manque à être, qui est la conséquence de l’emprise du langage sur le corps en tant qu’il parle. Deuxième remarque : la thèse de Lacan selon laquelle les minorités ont la charge des mutations des modes de jouir des parlêtres est validée. Le terme d’hétérosexualité surgit dans la langue après celui d’homosexualité et celui de cisgenre après celui de transgenre. L’enfant en tant que « pervers polymorphe » est donc tout désigné comme inventeur.

Les embrouilles du phallus et les satisfactions singulières

Désormais, il ne va pas de soi d’utiliser le terme de « fonction phallique ». La différence sexuelle a été, depuis Freud, de façon plus ou moins heureuse, abordée à partir du terme de phallus, quand elle n’est pas simplement réduite à l’anatomie du mâle, c’est-à-dire au pénis. Dans ce cas, elle repose sur une forclusion de l’anatomie de la femelle. Ernest Jones et d’autres se débattent à partir de ces prémisses((Jones E., « La phase précoce du développement de la sexualité féminine », « La phase phallique », Psychanalyse, n°7, 1964.)). Pierre Naveau avait consacré une étude importante à cette période de la théorie analytique((Naveau P., « La querelle du phallus : 1920-1935 », thèse réalisée sous la direction de Jacques-Alain Miller en 1988 au Département de psychanalyse de l’université Paris viii, inédite.)).

Le cours de J.-A. Miller de 2008-2009 intitulé « Choses de finesse en psychanalyse » met les choses au point avec rigueur((Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 1eravril 2009, inédit.)). Il concrétise l’expression de Lacan dans les Écrits((Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 821.)) : « l’hétéroclite du complexe de castration », terme qu’il préfère, à cette période de son enseignement, au terme classique de complexe d’Œdipe. Le phallus est un « métasignifiant » qui renvoie pêle-mêle au « flux vital », à un « signifiant imaginaire », un « signifiant symbolique », un signifié, une signification, un sacrifice, un symbole, un signe, un organe, et j’en passe. Comme le note J.-A. Miller, « le monde libidinal que Lacan a créé, il l’a fait tourner autour d’un signifiant, le phallus. Ça a été parlant pour tout le monde. Eh comment ! D’autant plus parlant que ce signifiant est imaginaire »((Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse… », op. cit.)).Le phallus, cela parle à tout le monde et fait frétiller les psychanalystes. Du point de vue du travail clinique, c’est, au mieux l’exploitation du principe de malentendu, fondateur de la parole, au pire, un voile de l’ignorance. C’est pourquoi J.-A. Miller réduit l’hétéroclite de ce métasignifiant à une valeur : la valeur « moins » qui fait limite à la jouissance et rend donc possible le désir. Se dégage clairement la raison pour laquelle Lacan avait opté pour « « complexe de castration » plutôt que « complexe d’Œdipe ».

Les dit complexes et le phallus à définition hétéroclite furent et sont occasion de glissements et de préjugés intervenant dans certaines prises de position passéistes, voire réactionnaires, de la psychanalyse freudienne, puis post-freudienne, voire lacanienne. Lacan s’est toujours gardé de tels glissements dans le discours du maître, à la différence de certains de ses élèves, telle Françoise Dolto. Ainsi, il a toujours différencié le sujet de l’individu et du moi. Il a déshumanisé le père en le réduisant au nom – le Nom-du-Père –, et en l’assimilant à la fonction métaphorique, et la mère en la réduisant au désir. Il ne manque jamais de rappeler que cette opération, qui touchait à l’assise du symbolique en psychanalyse, a été une des raisons de son excommunication par le monde analytique d’alors, et la raison pour laquelle il n’est jamais revenu sur ce Séminaire intitulé « Des Noms-du-Père », interrompu par la samcda et son « air de patrimoine »((SAMCDA : société d’assistance mutuelle contre le discours analytique, cf. Lacan J. « Télévision », op. cit., p. 519.)).

Si, comme le fait J.-A. Miller, on réduit le phallus au signe moins,à cette valeur commune qui permet aux corps parlants d’entrer dans le commerce et l’échange, comment aborder la différence sexuelle, sinon par la singularité des modes de jouir ? À une époque où le statut de l’enfant dans la famille a changé, où, de produit, il est devenu fondement, comment l’enfant aborde-t-il le manque, ce « moins », inévitable, conséquence du langage sur les corps et le lien de discours ? Le choix de son mode de jouir singulier, comment l’enfant en parle-t-il ?

Mutant ou hybride ? Les théories sexuelles infantiles

Deux autres vignettes cliniques montrent la puissance du savoir qu’inventent des enfants.

Une petite fille, dès ses deux ans, avait impressionné ses proches par le fait que, pour affirmer sa féminité, elle exigeait de mettre plusieurs robes les unes sur les autres, dans la logique de s’en faire elle-même le fétiche, et qui avait reçu en cadeau pour ses six ans un petit cahier muni d’un cadenas – Journal d’une Princesse–, rentabilisation capitaliste du conte de fée. Une année ou deux plus tard, l’objet, abandonné, tomba sous la main d’une adulte curieuse. Quelques dessins, mais, écrite sur des pages et des pages, la phrase suivante : « Le prince charmant est un crétin. »Mince ! Je ne savais pas, pourtant j’aurais dû. C’est une évidence. Il ne sert qu’à réveiller la Belle au bois dormant. Cela fait penser au film Kill Billde Tarentino, dans lequel le nom de l’héroïne est brouillé sur la bande son : alors qu’elle est endormie dans un coma profond, suite à une balle reçue dans la tête tirée par l’homme qu’elle aime, ses « faveurs » sont monnayées par le personnel soignant. Un jour, la belle endormie se réveille soudain et fait la peau à cette version capitaliste du Prince charmant, un crétin comme je l’ai appris tardivement. Ces contes, donc ces mythes, à quelles structures renvoient-ils ?

Dans le Séminaire xix, Lacan commence son développement des formules de la sexuation, et, au chapitre VII, que J.-A. Miller a intitulé « La partenaire évanouie », il y affirme, en parlant de ses échanges, ou plutôt de son refus d’échange avec Simone de Beauvoir sur le titre qu’elle avait choisi – Le Deuxième sexe–, qu’ « il n’y a pas de deuxième sexe »((Lacan J., Le Séminaire, livre xix,…Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 95.)). Il y définit la sexualité comme une fonction : « La fonction dite sexualité est définie, autant que nous en sachions quelque chose – nous en savons quand même un bout, ne serait-ce que par expérience –, de ceci que les sexes sont deux […] Il n’y a pas de deuxième sexe à partir du moment où entre en fonction le langage. Ou, pour dire les choses autrement, en ce qui concerne ce qu’on appelle l’hétérosexualité, l’hétéros, mot qui sert à dire autre en grec, est dans la position de se vider en tant qu’être, pour le rapport sexuel. C’est précisément ce vide qu’il offre à la parole que j’appelle le lieu de l’Autre, à savoir où s’inscrivent les effets de ladite parole. »((Ibid., p. 95.)). Alors deux ou pas deux ? La loi de la différence, qui est la loi de l’articulation S1-S2, est-elle encore valable ?

Cette même petite fille, dialoguant avec son frère, lui asséna un jour un savoir : « Tu sais, il n’y a pas que les filles et les garçons. » Surprise du frère. « Il y a aussi les “fillesgarçons” et les “garçonsfilles”. Moi je suis une “fillegarçon”. » Le frère répondit sèchement qu’il n’était pas question pour lui de se ranger dans la classe des « garçonsfilles ». Le dialogue s’arrêta. Il n’y a pas de rapport entre les sexes, même si on multiplie les classes et tente d’élargir les catégories. Pourquoi ? J’ai bien une idée. Ce n’est pas, semble-t-il, dans une réitération de la formule La femme n’existe pas qu’il faut la chercher, car il est clair que L’homme n’existe pas. Personne n’échappe au fait que, dès que l’on se met à parler de différence sexuelle, nous voilà conduits par le discours à parler en termes d’universel : « les » hommes, « les » femmes et « les » autres. Bref, on ne sort pas de l’universel, qui se caractérise de la vérité menteuse et du sens, hélas le plus souvent commun, c’est-à-dire dominant. Dans et par le langage, la sexualité passe par les défilés de la parole et tout locuteur se retrouve dans le tableau de la sexuation qui figure dans le Séminaire Encore du côté des deux formules de la sexuation côté hom : il existe un tel que non phi de et pour tout x, phi de x ((Lacan J. Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73 et suiv. : l’univers phallique se soutient d’un élément qui s’excepte de n’être pas soumis à la fonction de castration.)).

Pour caractériser les effets de la différence sexuelle sur le discours et la parole, on peut utiliser le modèle du trou noir tel que les astrophysiciens le définissent dans le cadre de la théorie de la relativité. Tout ce qui entre à l’intérieur du trou noir – toute l’information, toute la matière –, est assimilé au trou noir, lequel n’est caractérisé que par trois éléments : sa masse, sa quantité de rotation et sa charge électrique. Tous les objets qui y tombent deviennent donc inaccessibles. Dès que l’on entre dans le champ de la différence sexuelle, tout ce qui définit la singularité des modes de jouir et des positions subjectives devient inaccessible. Le binaire homme / femme neutralise toutes les autres différences et rend inaccessibles les corps parlants dans la contingence et la non universalité de leur organisation. Le côté dit féminin mis en évidence par Lacan est une tentative de rendre accessible ce qui ne l’est pas côté hom, régi par le régime de l’un de l’exception et du tout de l’universel. Côté féminin, la différence sexuelle y devient totalement « asymétrique »((Lacan J., Le Séminaire, livre xii, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, leçon du 16 juin 1965, inédit.)). Le féminin n’est pensable que si on exclut toute idée de complémentarité, d’inclusion ou même de contradiction.

Certes, la différence sexuelle ne peut se formuler que dans le champ de l’identification et du fantasme. Être genré n’est possible que du côté de la logique du tout et de l’exception phallique. « L’homme, le mâle, le viril [...] est une création de discours. »((Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 62.)). Ajoutons, La femme en est une aussi, en fonction de Phi, entendu comme mesure de la valeur. Au passage, on peut donc généraliser la formule Lá femme n’existe pas à l’Homme. Le sexe est l’effet d’un dire. Quels mots aujourd’hui choisissent les enfants pour dire leur appartenance ? Ont-ils des théories sexuelles nouvelles ?

La différence est (a)sexuée : des différences liées à la contingence

La différence sexuelle côté jouissance est liée aux objets plus-de-jouir ou objet a. Ce qui la diversifie en fonction de la dominance de tel ou tel objet, dominance dont l’origine tient à des marques contingentes dans l’histoire du sujet, mais qui, justement, d’être dominance et fixation, engendre une répétition et donc une nécessité.

Ces objets ont un élément en commun, que, dès Freud, la psychanalyse a cerné. Ils sont liés aux orifices du corps, au passage appréhendé d’abord comme passage de l’intérieur à l’extérieur du corps. Les objets permettent à l’imaginaire de redevenir une surface avec bord.

La conséquence en est que, liée aux orifices du corps propre, la sexualité est essentiellement autoérotique, même si ces objets sont mis dans l’Autre. On peut lire la montée actuelle dans le lien social de discours soumettant à des conditions plus strictes la jouissance d’un corps par un autre corps, quand, dans le même temps, l’interdit ancestral sur la masturbation a disparu. Le fantasme, moteur de l’autoérotisme, oui, l’acte, non. La diffusion du porno, l’empire de l’image sur les réseaux sociaux, modifient-ils – et si oui, comment –, l’approche par les enfants de la sexualité ? Un plus grand puritanisme, allié à une plus grande crudité des images et une libération des mots, amène-t-il une modification du rapport du sujet à son (a)-sexualité ? Les enfants sont-ils aujourd’hui plutôt pervers polymorphes ou plutôt puritains ?

Et l’amour ?

Dans le Séminaire xxvi, « La topologie et le temps »((Lacan J., Le Séminaire, livre xxvi, « La topologie et le temps », leçons des 19 décembre 1978 et 16 janvier 1979, inédit.)), Lacan, en 1978, parle de la possibilité d’un troisième sexe, à partir de son choix pour le « borroméen généralisé » : « Il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ce que j’ai énoncé parce qu’il y a un Imaginaire, un Symbolique et un Réel, c’est ce que je n’ai pas osé dire. […] Qu’est-ce qui supplée au rapport sexuel ?, poursuit-il. Que les gens font l’amour. Il y a à cela une explication : la possibilité d’un troisième sexe. » Énigmatique, lui faisant à lui-même difficulté, il y revient pour affirmer que « ce troisième sexe ne subsiste pas en présence des deux autres », qui eux relèvent du forçage, de la domination. Il ne tient donc qu’à l’amour.

L’amour se moque-t-il de la différence sexuelle ? Est-il, comme pour la haine, le lieu du possible où elle cesse de s’écrire, où elle s’abolit en différence absolue ? Cesse-t-elle, dans le champ de l’amour, d’être, et duelle, et classificatoire, donc ségrégative ? Que peuvent nous enseigner les enfants sur l’amour comme accès au troisième sexe ?

(Texte établi par Hervé Damase avec Frédérique Bouvet, relu par l’auteure)