En direction de l’adolescence

Je viens, comme tous les deux ans, proposer une orientation de travail pour la prochaine Journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant. Je propose que l’Institut et ceux qui participent à ses recherches s’intéressent à l’adolescence. Ce n’est pas un titre, il reviendra à la direction de l’Institut de le formuler, mais c’est une direction. Je propose de penser en direction de l’adolescence.

L’adolescence, une construction

La définition de l’adolescence est controversée. On peut prendre bien des perspectives sur celle-ci, elles ne se recouvrent pas. Il y a l’adolescence chronologique, il y a l’adolescence biologique, il y a l’adolescence psychologique, dans laquelle on peut distinguer l’adolescence comportementale et l’adolescence cognitive, il y a l’adolescence sociologique, il y a même l’adolescence esthétique ou artistique – nos collègues de Rennes viennent de publier un ouvrage sur le non-rapport sexuel à l’adolescence à partir du théâtre et du cinéma ((Page Ch. & Jodeau-Belle L., Le non-rapport sexuel à l’adolescence. Théâtre et cinéma, Presses universitaires de Rennes, 2015.)).

Toutes ces définitions ne se superposent pas exactement. Ce que l’on peut dire d’une façon générale, c’est que l’adolescence est une construction. Et dire aujourd’hui d’un concept qu’il est une construction  emporte toujours la conviction, puisque l’esprit de l’époque, c’est que tout est construction, que tout est artifice signifiant. Cette époque, la nôtre, est très incertaine quant au réel. Il m’est arrivé de dire que c’est une époque qui nie volontiers le réel, pour n’admettre que les signes, qui sont dès lors autant de semblants. L’originalité de Lacan a été d’articuler le couple « semblant » et « réel ». Et aujourd’hui, quand on parle de réel, il y a très souvent une filiation avec le discours de Lacan, avec l’accent qu’il a mis, lui, sur le réel.

Dès lors que l’adolescence est une construction, rien n’est plus aisé que de la déconstruire. C’est ce que fait avec un entrain communicatif un psychologue américain dénommé Robert Epstein, qui est en même temps journaliste – il a été rédacteur en chef de Psychology today. Sans avoir une connaissance directe de son ouvrage, paru en 2007, les textes qu’on lit sur internet à son propos indiquent que c’est visiblement quelqu’un qui aime bien prendre les choses à contre-courant. Sa thèse, pas sotte du tout, est que nous créons l’expérience adolescente d’aujourd’hui en empêchant les adolescents – plus précisément, en anglais, les teenagers, de thirteen à nineteen, de treize ans à dix-neuf ans, nous dirons « les ados » – d’être ou d’agir comme des adultes. Il remarque que, dans l’histoire de l’humanité, les ados étaient bien davantage considérés comme des adultes. Ils vivaient avec des adultes et ils pouvaient les prendre comme « modèle » – puisque ce terme est une catégorie de la psychologie. Alors que maintenant, nous faisons vivre les ados entre eux, isolés des adultes et dans une culture qui leur est propre, où ils se prennent les uns les autres pour modèle. Ce sont des cultures qui sont sujettes à des modes, à des emballements, etc.

De fait, il n’est pas sûr que l’adolescence ait existé avant le xxe siècle. Alors son livre s’appelle : The case against adolescence. Rediscovering adult in every teen – Contre l’adolescence. Redécouvrir l’adulte dans chaque ado. C’est un slogan sympathique.

En psychanalyse, qu’est-ce que l’adolescence ?

À vrai dire, il me semble que l’on s’occupe, en psychanalyse, essentiellement de trois choses.

La sortie de l’enfance

On s’occupe, premièrement, de la sortie de l’enfance, c’est-à-dire du moment de la puberté ((Freud S., « Les métaphores de la puberté », Trois essais sur la théorie de la sexualité, Folio essais, 1989.)), moment biologiquement et psychologiquement attesté. C’est ce que Freud aborde dans le dernier des Trois essais sur la théorie de la sexualité, essai qui s’intitule « Les métamorphoses de la puberté ». Voilà un texte qui sera une des références d’orientation pour la 4e Journée de l’Institut de l’Enfant, utilisable dans tout le champ qui concerne l’enfance. C’est aussi le moment de l’entrée en ligne de compte, parmi les objets du désir, de ce que Lacan a isolé comme le corps de l’Autre.

La différence des sexes

Deuxièmement, on s’intéresse à la différenciation sexuelle telle qu’elle s’entame dans la période pubertaire et post-pubertaire. Pour Freud, la différence des sexes telle qu’elle se configure après la puberté est supprimée pour la durée de l’enfance – c’est une curieuse façon de s’exprimer. Et il écrit cette phrase, qui lui a valu une certaine vindicte de la part des mouvements féministes, que « la sexualité des petites filles a un caractère entièrement masculin ». Freud note cependant, en passant – pour lui, c’est une note préliminaire, ensuite il va à l’essentiel – mais il note tout de même, qu’il y a des « prédispositions, reconnaissables dès l’enfance », à la position féminine et à la position masculine. Il remarque à cet égard que les inhibitions de la sexualité et le penchant au refoulement sont plus grands chez la petite fille. La petite fille se montre plus pudique que le petit garçon. Il souligne – c’est plutôt la voie que Lacan empruntera – la précocité de la différenciation sexuelle. La petite fille fait la femme déjà très tôt. C’est plutôt dans ce sens-là qu’il nous dirige. La puberté, de toute façon, pour Freud comme pour Lacan, représente une scansion sexuelle, une scansion dans le développement, dans l’histoire de la sexualité.

Nous pourrions, pour la prochaine Journée, étudier la différenciation sexuelle pré- et post-pubertaire. C’est un thème qui jusqu’à présent n’a pas à proprement parler été touché par nos Journées. Comment pouvons-nous progresser quant à cette prédisposition et à cette différenciation précoce – la petite fille en tant que petite fille, le petit garçon en tant que petit garçon ?

L’immixtion de l’adulte dans l’enfant

Troisièmement, on s’intéresse à ce que j’appellerais, sans aimer l’expression, le « développement de la personnalité », les modes d’articulation du moi idéal et de l’Idéal du moi, c’est-à-dire à tout ce qui est présent dans « Pour introduire le narcissisme »((Freud S., Pour introduire le narcissisme, Paris, Payot, 2012.)) de Freud. Le moment pubertaire est un moment où, en effet, le narcissisme se reconfigure. Je donnerais comme référence, à étudier aussi à ce propos, le schéma R de Lacan tel qu’il figure dans le texte des Écrits sur les psychoses ((Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 553.)) et tel qu’il est abondamment commenté par Lacan dans son Séminaire Les psychoses ((Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981.)). C’est vraiment très ramassé dans l’écrit, en même temps très exact, très précis, et pour bien le comprendre, il faut lire le Séminaire.

Dans ce chapitre, nous avons aussi l’adolescent André Gide. Dans le texte de Lacan sur Gide, sur lequel j’ai fait un cours qui a été publié ((Miller J.-A., « Sur le Gide de Lacan », La Cause freudienne, n25, septembre 1993, p. 7-38.)), sur lequel Philippe Hellebois a fait un livre ((Hellebois Ph., Lacan lecteur de Gide, Paris, éditions Michèle, 2011.)), Gide nous est décrit dans le moment de l’adolescence, et peut-être même d’une adolescence prolongée, puisque sa personnalité n’est considérée achevée que vers ses vingt-cinq ans, ce qui est quand même assez tardif. Par exemple, Lacan nous décrit André Gide teenager, qui se promet de protéger sa cousine Madeleine âgée de quinze ans, deux ans de plus que lui. Il écrit : « dans sa position de garçon de treize ans en proie aux plus “rouges tourmentes” de l’enfance, […] cette vocation à la protéger signe l’immixtion de l’adulte »((Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 753.)). Cela remplit le programme de monsieur Epstein, si je puis dire. On saisit ici, et j’aime beaucoup cette expression, « l’immixtion de l’adulte » dans l’enfant. Nous pourrions chercher justement à préciser les moments d’une telle immixtion. Il y a comme une anticipation de la position adulte chez l’enfant.

C’est d’ailleurs aussi avec une affaire d’immixtion que la personnalité est supposée s’achever. Pour Lacan, la personnalité de Gide s’achève lorsqu’il s’accroche au message de Goethe. Il parle alors de « l’immixtion du message de Goethe ». Il y a donc là une forme logique qui peut être étudiée pour elle-même : la forme de l’immixtion.

Du nouveau sur l’adolescence

Voilà nos bases. Il n’empêche qu’il y a du nouveau et qu’un certain nombre de nos collègues ont déjà investigué ce nouveau – le repérage de leurs apports m’a été facilité par la thèse d’une collègue du Champ freudien d’Argentine, Damasia Amadeo, qui porte sur l’adolescent actuel dans la psychanalyse ((Amadeo D., « Consideraciones clínicas sobre el adolescente actual », thèse de troisième cycle soutenue en août 2014, sous la direction de Claudio Godoy, à l’université nationale de San Martín (Argentine), à paraître.)). 

Une procrastination

La prolongation de l’adolescence, évoquée par Epstein, a déjà été notée par Siegfried Bernfeld en 1923, il y a un siècle, et cela a été repris par Philippe La Sagna qui considère que l’adolescent d’aujourd’hui reste « suspendu à un futur liquide au sens de Zygmunt Bauman » ((La Sagna Ph., « L’adolescence prolongée, hier, aujourd’hui et demain », Mental, no 23, p. 18.)), c’est très joli. « On a un sujet, dit-il, qui est devant plusieurs options possibles et qui les met à l’épreuve un petit peu. » Il est vrai que cette conduite s’observe couramment.

J’aurais tendance à rapporter cela, entre autres facteurs, à l’incidence du numérique, à l’incidence du monde virtuel qui se traduit par une singulière extension de l’univers des possibles, des mondes possibles. D’ailleurs, l’objet actuel est un objet customisé, un objet à options multiples, qui réclame donc toujours un benchmarking, c’est-à-dire un étalonnage pour savoir ce qui est mieux. Aujourd’hui, si vous voulez acheter un nouveau smartphone, on vous étale un nombre incroyable de produits, on vous propose d’en sélectionner quelques-uns, de les comparer. Cette multiplication de l’élément du possible peut se traduire par un atermoiement infini – c’est d’ailleurs ce qui fait que je garde le même pendant des années, jusqu’à ce qu’il tombe en panne, et je confie alors à quelqu’un d’autre le soin de choisir le modèle suivant. Il y a là en effet une remise à plus tard possible et, d’une certaine façon, ce que tout le monde constate, depuis Bernfeld, La Sagna, Epstein… c’est que l’adolescence elle-même est une procrastination, si je puis dire.

Une autoérotique du savoir

L’incidence du monde virtuel, dans lequel les adolescents vivent davantage que ceux qui comme moi sont déjà d’une autre génération, est que le savoir, jadis déposé dans des adultes, ces êtres parlants qu’étaient les éducateurs, les parents étant compris dans les éducateurs – il fallait leur médiation pour accéder au savoir –, est désormais disponible automatiquement sur simple demande formulée à la machine. Le savoir est dans la poche, il n’est plus l’objet de l’Autre. Auparavant, le savoir était un objet qu’il fallait aller chercher dans le champ de l’Autre, il fallait l’extraire de l’Autre par les voies de la séduction, de l’obéissance ou de l’exigence, ce qui nécessitait d’en passer par une stratégie avec le désir de l’Autre.

La formule que j’ai employée, le savoir est dans la poche, fait penser à ce que Lacan dit du psychotique qui a son objet a « dans la poche », et précisément qui n’a pas besoin de passer par une stratégie avec le désir de l’Autre. Il y a aujourd’hui une autoérotique du savoir qui est différente de l’érotique du savoir qui prévalait anciennement parce qu’elle passait par le rapport à l’Autre.

Une réalité immorale

Beaucoup de collègues ont dit des choses intéressantes, je n’en cite que quelques-uns. Marco Focchi, de Milan, se réfère à ce qui était, dans les sociétés traditionnelles, les rites de puberté, d’initiation ((Focchi M., « L’adolescence comme ouverture du possible », Mental, n23, décembre 2009, p. 29-40.)). On encadrait l’accès à la puberté, le moment de la puberté, par des rites d’initiation ouvrant sur un registre sacré ou mystique. Aujourd’hui, pour le dire en ces termes, les progrès de la cognition pubertaire – les psychologues étudient cela, davantage de pensées abstraites, etc. – conduisent, selon Focchi, à une désidéalisation. Il y a là une chute du grand Autre du savoir et non une sublimation. Pour lui, la puberté ouvre désormais sur « une réalité dégradée et immorale ». J’ai trouvé très joli cet adjectif d’immoral et je me suis demandé à quoi il pouvait faire référence. On a noté comment se répandent aujourd’hui les théories du complot, au point que l’on s’effraye du nombre d’écoliers, de collégiens, de lycéens qui y adhèrent. Ce serait leur façon d’évoquer le grand Autre, mais sous une forme dégradée et comme très méchant. Cela colle assez avec ce qui est dit : la réalité immorale de l’Autre du complot.

Une socialisation symptomatique

Notre collègue Hélène Deltombe a étudié les nouveaux symptômes articulés au lien social et a noté qu’ils peuvent se convertir en phénomènes de masse, voire en épidémies : alcoolisme – on connaît les alcoolisations de groupe –, toxicomanie, elle met dans la même série l’anorexie-boulimie, la délinquance, les suicides en série d’adolescents, etc. ((Deltombe H., Les enjeux de l’adolescence, Paris, éditions Michèle, 2010.)) Cette socialisation des symptômes des adolescents me paraît à retenir : l’adolescence comme moment où la socialisation du sujet peut se faire sur le mode symptomatique.

Un Autre tyrannique

Une autre référence est celle de Daniel Roy ((Roy D., « Protection de l’adolescence », Mental, n23, op. cit., p. 51-54.)), qui a reçu des adolescents présentant une plainte, par exemple se plaignant de l’injustice. D’une part, il note que la demande émanant de l’Autre familial ou scolaire est reçue comme un impératif tyrannique. D’autre part, lors des moments de crises produites par les addictions, on essaie de protéger les adolescents en instaurant des règles tyranniques, au nom de la protection de l’adolescence. On voit ce double appel fait à l’Autre tyrannique et la présence de celui-ci des deux côtés : pour le sujet qui interprète comme telles les exigences de sa famille ; et, venant de la société, le désir de tyranniser l’adolescent en crise et d’instaurer une autorité brutale à son égard.

Mutations de l’ordre symbolique

Déchéance du patriarcat

C’est sur les adolescents que se font sentir avec le plus d’intensité les effets de l’ordre symbolique en mutation – que nous avons étudié les années précédentes dans le Champ freudien, en y consacrant même un congrès de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP) ((Association mondiale de psychanalyse : Scilicet. L’ordre symbolique au XXIe siècle. Il n’est plus ce qu’il était. Quelles conséquences pour la cure ?, Paris, ECF, coll. rue Huysmans, 2011 & Travaux du VIIIe Congrès de l’Association mondiale de psychanalyse, Paris, ECF, coll. amp Le congrès, 2012.)) – et, parmi ces mutations de l’ordre symbolique, d’abord la principale, à savoir la déchéance du patriarcat. Le père dans le dernier enseignement de Lacan n’est plus ce qu’il était dans son premier enseignement. Le père est devenu une des formes de symptôme, un des opérateurs susceptible d’opérer un nouage des trois registres. Autrement dit, sa fonction qui fut éminente s’est dégradée à mesure que les contraintes naturelles étaient rompues par le discours de la science. Ce discours, qui nous a amené les manipulations de la procréation, a fait aussi que, via les gadgets de communication, la transmission du savoir et les manières de faire, d’une façon générale, échappent à la voix du père.

Destitution de la tradition

Les registres traditionnels qui enseignaient ce qu’il convient d’être et de faire pour être un homme, pour être une femme reculent ; intimidés devant le dispositif social de la communication, ils sont destitués. Ces registres traditionnels, ce sont aussi bien les religions que tout ce qui était – je vais encore employer une expression que j’adore – la common decency, la décence commune des classes sociales. Auparavant, un discours des classes populaires disait ce qu’il fallait faire pour être « un type bien » et « une fille bien ». Tout cela a été érodé, s’efface progressivement. Il y avait aussi un discours comme ça dans les classes moyennes, il y en avait un dans la bourgeoisie, ce n’était pas le même exactement évidemment dans l’aristocratie. Tous ont été abrasés.

Vilma Coccoz, notre collègue de Madrid, a étudié des cas où des pères se font copains de leurs fils parce qu’ils ne savent plus comment être pères ; et ils passent de la permissivité complète à une rigidité inexorable ((Coccoz V., « La clinique de l’adolescent : entrées et sorties du tunnel », Mental, n23, op. cit., p. 87-98.)).

Déficit de respect

J’ai trouvé aussi très significative une notation de Philippe Lacadée qui analyse pour ces sujets adolescents la demande de respect, une demande inconditionnelle de respect : « Je veux être respecté. » Mais c’est en même temps, comme il le note, désarticulé de l’Autre : personne ne sait « qui pourrait satisfaire [cette demande] tant la question de l’Autre à qui elle s’adresse reste obscure. » ((Lacadée Ph., « La demande de respect : un des noms du symptôme de l'adolescent », Le malentendu de l’enfant, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, éditions Michèle, 2010, p. 346.)) Je dirais même que c’est une demande vide, c’est vraiment l’expression d’un fantasme : Qu’il serait beau d’être respecté par quelqu’un qu’on respecterait ! Mais comme on ne respecte rien ni personne, on est en déficit de respect de soi-même. 

Telles sont donc les impasses. Les adolescents, me semble-t-il, pâtissent spécialement des impasses de l’individualisme démocratique, qui est lui-même le produit de l’effondrement des idéologies, des grands récits, comme disait Jean-François Lyotard, et de l’affaissement du Nom-du-Père – non pas sa disparition, mais son affaissement. Cela a des effets profonds de désorientation qui se font sentir chez les adolescents d’aujourd’hui, et moins chez les vieux de la vieille qui ont bénéficié encore d’un ordre symbolique en état de marche. C’est d’ailleurs ce qui inspire les considérations de monsieur Zemmour qui propose que toute la société revienne en arrière, d’un seul coup, pour remettre tout ça en ordre, ce qui présenterait d’autres difficultés…

Face à la science, une autre tradition : l’islam

Quand Lacan a parlé du Nom-du-Père, il a précisé qu’il le faisait selon la tradition, que c’était appelé comme ça « selon la tradition » ((Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 460.)). Mais quelle tradition ? La chrétienne, donc la judéo-chrétienne pour autant que le christianisme s’est étayé sur le judaïsme. Mais la mutation de l’ordre symbolique, cette mutation qui voit le Nom-du-Père laisser une place vide, dessine en creux la place où est venue brusquement s’inscrire une autre tradition, qui n’avait pas été invitée mais qui se trouvait sur le marché et qui s’appelle l’islam. C’est un problème qu’on ne se serait pas posé avant cette année-ci. Il a fallu vraiment qu’on soit secoué pour qu’on s’en aperçoive. L’islam est resté intouché par les mutations de l’ordre symbolique en Occident et il est arrivé sur le marché occidental, disponible, accessible à tous par tous les canaux de la communication. Il était là depuis quand même un petit bout de temps, il manquait la publicité que lui ont apportée un certain nombre d’« actions marketing » récentes.

L’islam, lui, n’a pas été comme le judaïsme et le christianisme intimidé par le discours de la science. Et l’islam dit ce qu’il faut faire pour être une femme, pour être un homme, pour être un père, pour être une mère digne de ce nom, là où les curés, les rabbins, ne parlons pas des professeurs laïques, vacillent – maintenant on nous promet « l’instruction civique ». L’islam est spécialement adéquat à donner une forme sociale au non-rapport sexuel. Il prescrit une stricte séparation des sexes, chacun destiné à être élevé, éduqué séparément et de façon hautement différenciée. Autrement dit, l’islam est spécialement conforme à la structure. Il fait du non-rapport un impératif qui proscrit les relations sexuelles hors mariage et d’une façon beaucoup plus absolue que dans les familles qui sont élevées en référence à d’autres discours où tout est laxiste aujourd’hui.

Et Allah – si je puis prononcer ce nom sans mettre en danger cette réunion – est un dieu qui n’est pas un père. Je ne suis pas versé dans toutes les écritures islamiques, mais on m’assure que le qualificatif de père est absolument absent des textes qui se réfèrent à Allah. Allah n’est pas un père. Allah, c’est le Un. C’est le Un sur lequel je faisais cours il y a quelque temps. C’est le Dieu Un et unique. Et c’est un Un absolu, sans dialectique et sans compromis. Ce n’est pas le Dieu qui vous délègue son fils pour ceci, pour cela, et puis, le fils va se plaindre au père « tu m’as abandonné »… et la maman, etc. – toute une histoire de famille. Il n’y a pas de petite histoire de famille avec Allah. C’est sans dialectique et sans compromis. On ne vous raconte pas les colères de Allah comme celles de Jéhovah, qui peste un moment contre les juifs, il ne peut plus les voir en peinture, il les punit, après il les nourrit, etc.

Quoi de plus logique pour des adolescents désorientés que de s’en remettre à l’islam ? L’islam est une véritable bouée de sauvetage pour les adolescents. C’est même une bouée de sauvetage qu’on pourrait leur recommander, enfin… si cet islam ne connaissait pas quelques dérives. En tant que tel, l’islam est peut-être le discours qui tient le mieux compte de ce que la sexualité fait trou dans le réel, qui fige le non-rapport et qui organise le lien social sur le non-rapport. L’État islamique, qui est une dérive, évidemment, de l’islam, apporte peut-être une solution originale au problème du corps de l’Autre. Mais pour cela, peut-être faut-il repasser un peu par Freud.

Le problème du corps de l’Autre

Pour ne pas être trop long, je me contenterais de dire que Freud a pensé que, en dehors du cas de la jouissance orale du sein de la mère, une jouissance attachée à un objet extérieur selon lui – Lacan pensait au contraire que le sein faisait partie du corps de l’enfant –, en dehors du cas de l’enfant à la mamelle, la jouissance pulsionnelle est fondamentalement autoérotique. À la puberté, ajoutait-il, la jouissance change de statut et devient jouissance de l’acte sexuel, jouissance d’un objet extérieur. Dans « Les métamorphoses de la puberté », Freud étudie le problème de la transition de la jouissance autoérotique à la satisfaction copulatoire. Lacan pose que cela ne se fait pas, qu’il s’agit d’une illusion freudienne – foncièrement, je ne jouis pas du corps de l’Autre, il n’y a de jouissance que du corps propre ou jouissance de son fantasme, des fantasmes. On ne jouit pas du corps de l’Autre. On ne jouit jamais que de son propre corps. Nous savons bien comment, sur cette idée de je jouis du corps de l’Autre, s’est branchée toute une mythologie du couple parfait, où se répondent les jouissances, l’amour, etc.

Je me demandais si, au fond, le corps de l’Autre ne s’incarne pas dans le groupe. La clique, la secte, le groupe ne donnent-ils pas un certain accès à un je jouis du corps de l’Autre dont je fais partie ? Cela peut s’effectuer sous les espèces de la sublimation : on chante en groupe, je jouis de son accord, on fait de la musique ensemble, cela élève, etc. Mais évidemment, allant vers la sublimation, ça ne satisfait pas directement la pulsion ((Lacan J., « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, op. cit., p. 853 : « c’est que les identifications s’y déterminent du désir sans satisfaire la pulsion ».)). Une nouvelle alliance entre l’identification et la pulsion ne serait-elle pas possible ? Vous savez que Lacan dit précisément dans les Écrits que le désir de l’Autre détermine les identifications, mais que celles-ci ne satisfont pas la pulsion. Les scènes de décapitation, prodiguées par l’État islamique à travers le monde entier et qui lui ont valu des milliers de recrues, et l’enthousiasme de ces scènes ne réalisaient-ils pas une nouvelle alliance entre l’identification et la pulsion, spécialement – là, ce n’est pas de la sublimation – la pulsion agressive ?

Évidemment, cela s’inscrit dans le cadre du discours du maître. En S1, le sujet identifié comme serviteur du désir d’Allah qui se fait agent de la volonté. Quand ce sont les chrétiens, on dit « volonté de castration inscrite dans l’Autre », parce que c’est un rapport de père et fils. Ici, c’est la volonté de mort inscrite dans l’Autre. Elle est au service de la pulsion de mort de l’autre. S1, c’est le bourreau ; S2, la victime agenouillée ; la flèche de S1 vers S2, la décapitation. Je satisfais à cette volonté de mort.

Dans le christianisme, le processus est censé aboutir à la castration du sujet lui-même. Il aboutit, comme dit Lacan, « au narcissisme suprême de la Cause perdue » ((Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 826.)). Je macère, je me prive, je me castre et je suis grand parce que je me suis dévoué à la cause perdue. Mais dans l’islam, il n’y a aucune fascination pour la cause perdue, ni aucune histoire de castration. Là, dans cette dérive qu’est l’État islamique, il y a : je coupe la tête de l’autre et je suis dans le narcissisme de la cause triomphante, pas de la cause perdue. Là on n’est pas dans le tragique grec, on est dans le triomphe islamique. Je ne connais pas assez la littérature islamique pour l’instant pour savoir ce qui ferait le pendant exact du tragique grec. Je dis : triomphe islamique. Cela a une conséquence très simple. On nous parle aujourd’hui de la déradicalisation des sujets qui ont été pris par ce discours, parce qu’on s’imagine qu’on va pouvoir déconstruire cette construction, alors que d’après moi elle n’est pas de semblant, elle est attachée à un réel de la jouissance qu’on ne va pas défaire comme ça, comme avec des petits boulons, sauf si on le prend tout à fait au début. Comme je crois que nous avons affaire au réel, la conclusion politique que je tire de cette considération psychanalytique, c’est qu’avec ce discours, celui de l’État islamique, eh bien la seule façon d’en finir, c’est de le vaincre. Voilà.

Transcription et édition : Marie Brémond, Hervé Damase, 
Pascale Fari, Ève Miller-Rose et Daniel Roy. 
Texte non relu par l’auteur.