Enfants violents

Lors de son intervention de clôture de la 4e Journée d'étude de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, le 18 mars 2017, Jacques-Alain Miller a présenté le thème de travail pour la prochaine Journée d’étude, qui se tiendra en mars 2019. « Enfants violents », ce texte nous donne les orientations les plus fermes pour l’exploration dans le Champ freudien de la clinique la plus actuelle, celle du corps parlant.

Enfants violents, c’est le titre que j’ai choisi en concertation avec Daniel Roy pour la prochaine journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant. Les deux mots sont écrits au pluriel, l’enfant violent n’est pas un idéal-type. D. Roy m’a demandé d’ouvrir quelques pistes de travail pour la préparation de cette journée dans l’Institut ; je lui ai retourné cet honneur et il m’a fourni une liste de thèmes qui méritera d’être publiée.

Le symptôme, à la croisée des chemins

Ma première pensée a été de me demander si la violence chez l’enfant était un symptôme. C’est souvent ma méthode – partir de la première idée qui me vient en tête, sans juger si elle est bonne ou mauvaise. C’est un principe qui peut s’autoriser de la psychanalyse. Étant donné qu’il s’agit d’ouvrir un travail, je déroulerai mon fil de pensée à partir de ce point de départ. Si je présentais devant vous un travail fini plutôt que des pistes de travail, à la fin de mon exposé commencerait l’élaboration d’un travail achevé. Comme méthode, je pense à cette phrase du général De Gaule dans ses Mémoires : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. » Je suis, moi aussi, partisan de voler avec des idées simples. Lacan le permet puisque, quand on aborde un thème à partir de son enseignement, on applique souvent d’emblée la répartition entre réel, symbolique et imaginaire. Le seul fait d’appliquer cette grille sur une question vous donne généralement un point de départ. Quand une question est compliquée, je suis pour partir d’idées simples ; quand une question est simple, je suis pour la compliquer – en la compliquant, on produit un certain effet chaotique d’où peuvent surgir des idées.

Mon point de départ a donc été de me demander si la violence chez l’enfant était un symptôme, et pourquoi. Car qui dit symptôme en psychanalyse dit déplacement de la pulsion, ou du moins, dans les termes freudiens, substitution d’une satisfaction de la pulsion – ce qui, en lacanien, peut se traduire par jouissance. Or la violence ne se produit-elle pas quand justement il n’y a pas ce déplacement, cette substitution, cet Ersatz, comme s’exprime Freud ? Voilà la question que je me suis posée : l’émergence de la violence, n’est-ce pas le témoignage qu’il n’y a pas eu de substitution de jouissance ?

Dans cette perspective, j’ai voulu m’assurer de la définition freudienne du symptôme. Pour trouver les lieux où Freud traite du symptôme, j’ai eu la faiblesse de prendre en main le Vocabulaire de la psychanalyse et, à ma grande stupéfaction, je me suis aperçu – je vous rapporte mon petit voyage – qu’il n’y a pas d’entrée « symptôme » dans le Vocabulaire... de Laplanche et Pontalis, au moins dans l’édition dont je dispose et qui doit être la première. Faute de l’aide Laplanche-Pontalis, j’ai dû me reporter directement à Freud et, pour faire simple, à Inhibition, symptôme et angoisse. J’aurais aussi pu me reporter à ce chapitre de l’Introduction à la psychanalyse que j’aime beaucoup sur « Les modes de formation des symptômes » – Lacan le suit avec beaucoup d’exactitude dans son texte « La direction de la cure et les principes de son pouvoir ». Au chapitre II d’Inhibition, symptôme et angoisse, Freud définit le symptôme comme Anzeichen und Ersatz, c’est-à-dire « signe et substitut », einer Triebbefriedigung, « d’une satisfaction de la pulsion ». Freud y ajoute un adjectif, unterbliebenen, qui se trouve dans le dictionnaire Harrap’s français-allemand – on y reconnaît le préfixe unter, qui signifie « sous » ou « en dessous », mais qui comporte aussi d’autres sens, notamment « ce qui n’a pas lieu, ce qui ne se reproduit plus ». Dans son excellente traduction d’Inhibition, symptôme et angoisse, Michel Tort traduit cette phrase par «le symptôme serait le signe et le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu »((Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1951 / 1978, p. 7.))

Si j’avais eu à la traduire, j’aurais donné un petit accent heideggérien à l’adjectif en disant « une satisfaction non advenue ».

La jouissance refusée

Le symptôme se définit ici comme l’ersatz, dirais-je, d’une jouissance refusée. J’emploierai cet adjectif parce que j’ai en tête la phrase de Lacan sur laquelle se clôt « Subversion du sujet... », peu après que Lacan ait parlé du « narcissisme suprême de la Cause perdue ». La phrase ultime est la suivante : « La castration veut dire que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir. » ((Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827.)) Cette définition de la castration mériterait de figurer dans un Vocabulaire lacanien. La castration n’est pas ici définie à partir du phallus, elle est définie directement à partir de la jouissance, c’est-à-dire à partir de la pulsion. Elle est définie à partir de ce que Lacan désigne très précisément comme un refus de la jouissance, ce qui introduit une référence à l’initiative du sujet, dans le cadre d’un choix – on accepte ou on refuse.

Me vient en tête l’image iconique d’Hercule à la croisée des chemins, devant choisir, dans la fable de Prodicos de Ceos, entre le chemin du vice et celui de la vertu. C’est un paradigme baroque auquel Erwin Panofsky a consacré une étude, un petit livre ((Cf. Panofsky E., Hercule à la croisée des chemins. Et autres matériaux figuratifs de l’Antiquité dans l’art plus récent, Paris, Flammarion, 1999.)). C’est Hercule, si je puis dire, après l’enfance, au seuil de l’âge adulte, placé devant le choix de la vertu, chemin ardu qui passe par le travail, ou de la volupté. Cette histoire a connu de nombreuses représentations, de la fin du XIVe siècle au XVIe siècle. J’ai d’ailleurs consulté Google en indiquant simplement « Hercule à la croisée des chemins » et ai trouvé un article très intéressant que vous retrouverez si vous le souhaitez ((Harder M.-P., « Hercule à la croisée des chemins, figure exemplaire de la conscience baroque ? », Silène, revue du Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 18 septembre 2008 (www.revue-silene.com).)).

Ainsi, castration = refus de la jouissance, à la suite de quoi la jouissance n’aura pas lieu. Lacan introduit un raisonnement frappé au coin de la dialectique, la jouissance doit être refusée pour être atteinte. Elle ne doit pas avoir eu lieu pour advenir. On croirait une ruse de la jouissance comme Hegel parle de ruse de la raison. Il s’agit du fait que la castration est un déplacement de la jouissance, que la jouissance doit être refusée sur un certain plan pour être atteinte au niveau de la loi. Elle doit être refusée dans le réel pour être atteinte sous l’égide du symbolique. Ce que Lacan appelle la loi du désir, c’est précisément ce refus de la jouissance dans le réel, le passage de la jouissance dans les dessous. C’est ce que répercute la métaphore paternelle qui est la traduction en termes œdipiens du processus du refoulement, et qui peut être généralisée si l’on pose que l’opérateur essentiel du refoulement est le langage lui-même, la parole, qui opère ce passage dans les dessous de la jouissance, au sens où il bloque son avènement.

La rançon de ce processus, le résultat du processus de refoulement, comme s’exprime Freud, est précisément le symptôme. La rançon du refoulement, c’est la formation de symptôme comme signe et substitut d’une jouissance non advenue. Autrement dit, la légalisation de la jouissance se paye de la symptomatisation. L’être humain comme parlêtre est voué à être symptomatique.

De ce fait, la jouissance est toujours une jouissance déplacée, comme on parle de personnes déplacées – la jouissance pas à la même place, pas à sa place originelle, foncièrement exilée. Ce n’est pas sans rapport avec notre actualité. Disons seulement que les migrants viennent chercher en Occident ce qui est pour eux une autre jouissance – on attend des centaines de millions de personnes au cours du XXIe siècle, ce sera un phénomène à la fois massif et essentiel dans la restructuration de nos sociétés. À ce titre, bien entendu, ces grandes migrations sont un symptôme du malaise dans la civilisation dans le monde civilisé, aussi bien dans leur civilisation que la nôtre. Je laisse ceci de côté dans le cadre de cet exposé. Je me contente de dire que c’est le fond sur lequel j’apprécie les phrases de Lacan citées tout récemment par Antonio di Ciaccia qui termine son article en écrivant : « Si l’on veut recourir à une boussole, rappelons-nous avec l’écrit “Joyce le Symptôme” de Lacan, que “l’histoire n’[est] rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que les exodes” et que “ne participent à l’histoire que les déportés”. » ((Di Ciaccia A., «Contre une dérive si funeste», Lacan Quotidien, no 636, 20 mars 2017 (www.lacanquotidien.fr). La citation de J. Lacan est issue de « Joyce le Symptôme », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.)) Il s’agit de l’exode de la jouissance, de la jouissance qui est déportée.

Dix points sur la violence chez l’enfant

Une fois fixées ces quelques idées simples, je poserai quelques points concernant la violence chez l’enfant.

  1. Premier point, point de départ que je remettrai éventuellement en question par la suite, la violence chez l’enfant n’est pas un symptôme.
  2. Elle est même le contraire d’un symptôme.
  3. Elle n’est pas le résultat du refoulement, mais plutôt la marque que le refoulement n’a pas opéré.
  4. Faisons un pas de plus en nous demandant de quelle pulsion la violence, et spécialement la violence chez l’enfant, serait-elle la satisfaction ? Je tenterai cette réponse – la violence n’est pas un substitut de la pulsion, elle est la pulsion. Elle n’est pas le substitut d’une satisfaction pulsionnelle.La violence est la satisfaction de la pulsion de mort. Remarquons en effet que l’adversaire d’Éros dans le mythe auquel se réfère Freud, l’adversaire de l’amour n’est pas la haine, c’est la mort, Thanatos. Il faut là différencier la violence et la haine. La haine est du même côté que l’amour. La haine comme l’amour sont du côté d’Éros. C’est pourquoi Lacan est justifié de parler d’hainamoration, mot qui a fait fortune. L’amour comme la haine sont des modes d’expression affective de l’Éros.
  5. La haine est du côté d’Éros, elle est en effet un lien à l’autre très fort, elle est un lien social éminent.J’ai récemment lu quelque part un Appel contre les partisans de la haine. Je me dis que je ne suis pas un partisan de la haine. Marine Le Pen, je ne la hais pas ; d’une certaine façon, je ne l’aime pas assez pour la haïr. Dans cet ordre d’idées, je suis plutôt porté à me moquer.

    En revanche, dans le courant dont elle est issue, une hainamoration pour les Juifs est très lisible. On leur prête des pouvoirs fantastiques. Le peuple juif y est visiblement l’objet d’une extraordinaire fascination, peuple antique qui a survécu à la persécution grâce à son rapport à la lettre, au littoral de la lettre. C’est à la fois un objet de fascination et de répulsion, alors que pour ma part, ne haïssant pas les fachos, je suis d’autant plus porté à une violence à leur égard.

  6. La violence, elle, est du côté de Thanatos. Pour reprendre le titre d’un livre célèbre de La Boétie, l’ami de Montaigne, c’est la jouissance du Contr’un ((Cf. La Boétie É. de, De la servitude volontaire ou Contr’un, Paris, Gallimard, 1993. )). Chez Freud, classiquement, Éros fabrique du Un, met du liant, tandis que Thanatos défait les Uns, délie, fragmente, je dirai même éparpille façon puzzle, pour reprendre une phrase fameuse des Tontons flingueurs.L’enfant violent, c’est celui qui casse et qui trouve une satisfaction dans le simple fait de briser, de détruire. Il faudra s’interroger sur la jouissance qui y est impliquée et sur ce que l’on pourrait appeler « le pur désir de destruction ». Quand on dénonce les casseurs, on dénonce en fin de compte la pure jouissance de casser. On ne dénonce pas la politique des casseurs, on dénonce le plus-de-jouir impliqué dans la violence des casseurs.

    À ce propos – je vous livre mes associations d’idées –, on a beaucoup reproché à André Breton la phrase dans laquelle, dans le « Second manifeste du surréalisme », il définit l’acte surréaliste. Toutes les belles âmes s’y sont mises, l’une des premières étant Albert Camus, qui lui a consacré des reproches. Pour ma part, j’aime beaucoup cette phrase d’A. Breton – dans le contexte d’aujourd’hui, on ne peut pas confier cela à tout le monde. « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut dans la foule. » Après le Bataclan et d’autres incidents passés, présents et à venir, évidemment, c’est problématique. Cette phrase a beaucoup été reprochée à A. Breton. Imaginez un peu s’il disait cela aujourd’hui !

    Mais il faut lire la deuxième phrase : « Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. » La seconde phrase fait comprendre la première. Elle fait comprendre qu’il ne s’agit que d’un fantasme. Breton dit qu’il faut en avoir eu envie au moins une fois. Il ne dit pas qu’il faut l’avoir fait. L’acte surréaliste, comme il dit, c’est l’acte terroriste, mais pour du semblant. Le surréalisme n’est pas un terrorisme. Ou alors c’est « la terreur dans les lettres », comme s’exprime Jean Paulhan. C’est une posture littéraire.

    Les surréalistes ont été animés du désir de passer dans les dessous de la civilisation pour retrouver le monde non altéré de la pulsion, pour mettre l’écriture au diapason de la pulsion. C’est un rêve, puisqu’ils pensaient y atteindre, non pas par le maniement des armes, mais par un certain usage du langage, lequel est néanmoins le ressort premier du refoulement.

    Je lis que « revolver » est au pluriel et « poing » au singulier dans la formule « revolvers au poing ». S’il s’agissait vraiment de revolvers, il faudrait mettre « poing » au pluriel, car on ne peut pas tenir deux revolvers dans la même main. Je n’ai vu cela dans aucun western. Revolvers au poing veut dire stylos à la main. Dans la représentation cinématographique commune des tueurs, le tueur de la mafia abat froidement, sans phrase précisément. Breton avait pris toutes ses précautions, puisqu’il ajoutait en note que son « intention n’est pas de le recommander ». Je ne vois pas ce qu’on avait à lui reprocher. Il ne faisait que donner un écho sensationnel à ce qu’André Gide avait mis en scène dans Les caves du Vatican – qui, pensons-y, sont de 1914, avant une grande tuerie qui n’était pas que du semblant –, à savoir que l’acte gratuit est précisément celui de Lafcadio balançant du train le pauvre Amédée Fleurissoire. Les surréalistes furent fascinés par ce passage de l’acte gratuit chez Gide. Je ne développerai pas ce que Marguerite Bonnet (que j’ai d’ailleurs connue à la table de Lacan), érudite quant à Breton, a signalé à cet égard.

    L’acte gratuit, c’est-à-dire l’acte gratuit de violence, fascinait, parce que Gide en faisait précisément un meurtre irrationnel, qu’il présentait comme comble de la liberté parce que détaché de toute cause. Si l’on y songe, c’est une version de la cause perdue. Il s’agit dans cet imaginaire d’un acte sans raison, qui s’oppose au principe de raison de Leibnitz qui veut que rien n’est sans raison. Ce à quoi déjà Angelus Silesius avait répondu par avance dans son vers fameux, commenté par Heidegger et cité par Lacan – La rose est sans pourquoi.

    S’agissant de l’enfant violent, ne pas s’hypnotiser sur la cause. Il y a une violence sans pourquoi qui est à elle-même sa propre raison, qui est en elle-même une jouissance. C’est seulement en un second temps que l’on cherchera le déterminisme, la cause, le plus-de-jouir qui est la cause du désir de détruire, de l’activation de ce désir. Comme je le disais, on la trouve en règle générale dans un défaut du processus de refoulement ou, en termes œdipiens, dans un raté de la métaphore paternelle.

  7. Essayons d’introduire une pragmatique de l’abord de l’enfant violent dans notre champ. Il se peut que la violence de l’enfant annonce, exprime une psychose en formation. À mon avis, il faut s’interroger sur les points suivants :a) La violence chez cet enfant est-elle une violence sans phrase ? Est-ce la pure irruption de la pulsion de mort, une jouissance dans le réel ?

    b) Le patient peut-il la mettre en mots ? Est-ce une pure jouissance dans le réel, ou bien est- elle symbolisée ou symbolisable ?

    c) Que ce soit une pure jouissance dans le réel ne signe pas nécessairement la psychose. Cela ne constitue pas nécessairement une promesse de psychose. Cela traduit dans tous les cas une déchirure dans la trame symbolique dont il s’agit de savoir si elle est punctiforme ou étendue.

    d) S’il s’agit d’une violence qui peut se parler – il y a même parfois des violences bavardes – , reste à savoir ce qu’elle dit. On cherche alors ce que j’appellerai une trace de la paranoïa précoce.

    Une collègue est venue hier m’exposer en contrôle le cas d’un jeune adulte à propos duquel elle se demandait « psychose, ou pas ? » En parlant, nous avons retrouvé dans son histoire le fil d’une position d’isolement, d’un sentiment d’être à part avec l’ébauche d’un « ils parlent » – ils : ses compagnons, les autres élèves –, « ils parlent mal de moi », c’est-à-dire un léger et même très léger affect de diffamation. Rien que cela, qui était très ténu, puisque la collègue ne me l’avait pas signalé au début, constituait déjà un pousse-à-la-femme infantile. Jeune adulte, nous le retrouvons amoureux éperdu d’un ancien camarade de classe, au point que la collègue me parlait d’érotomanie, mais pas au sens de Clérambault, car c’était lui qui aimait ce garçon.

    Dans le cadre de notre enquête sur les enfants violents, cherchons les traces discrètes de paranoïa précoce, en n’oubliant pas que le sujet apparaît, que l’enfant naît sous l’égide de la paranoïa. Comme l’indique Lacan dans « Position de l’inconscient », le sujet, « ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende » ((Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, op. cit., p. 835.)). La « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache... » ((Cf. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », Écrits, op. cit., p. 647-684.)) comporte aussi un passage très parlant sur la détermination du sujet par le discours qui lui est antérieur. Avant même qu’il apparaisse, ça parle de lui.

    Sous une face, on peut utiliser la vision déterministe de l’enfant. Il y a cause de la violence quand, en cherchant classiquement dans le rapport, le dialogue des parents, le discours de l’entourage, on s’aperçoit que l’enfant peut être assigné très tôt à la place du violent, du casseur ; l’analyste lui permettra alors de prendre ses distances avec le signifiant assigné par l’Autre. Sous une autre facette, le sujet doit être considéré comme lieu d’indétermination ; on se demande alors « quel choix a-t-il fait ? quelle orientation a-t-il prise ? » ; là, la réponse est indéductible, la causalité est inassignable. Cela ne s’aborde qu’après coup, d’où la nécessité d’être très minutieux dans le relevé des propos de cet enfant.

    La violence qui parle peut être d’ordre paranoïaque comme elle peut être d’ordre hystérique. On dira qu’elle est d’ordre hystérique lorsqu’elle a valeur de demande d’amour ou de plainte pour le manque-à-être, c’est-à-dire lorsqu’elle se place dans le registre de l’Éros. Dans le registre de l’Éros, la violence de l’enfant est le substitut de la satisfaction non-advenue de la demande d’amour. Là, en effet, la violence est un symptôme, et, on peut le dire, un message inversé – ce qui corrige le caractère absolu de ce que j’avais présenté au point 1.

  8. Concernant plus proprement le refoulement de la Triebbefriedigung, en prenant en compte le Freud postérieur à Inhibition, symptôme et angoisse, on doit aussi s’interroger sur la défense à l’endroit de la pulsion, une défense qui s’inscrit en deçà du niveau du refoulement. Il faut distinguer quand la violence ressortit à un raté du processus du refoulement ou à une faille dans l’établissement de la défense. Évidemment, on l’atteint plus aisément dans le premier cas que dans le second. Même si la violence chez l’enfant est d’ordre psychotique, on peut tenter de lui implanter un signifiant de l’autorité, un ersatz faisant office de signifiant-maître. Cela peut à l’occasion se trouver quand il s’agit d’un enfant élevé par un couple de femmes. L’une d’elle prend en général la fonction, la valeur, de S1. Cela peut se rencontrer dans les mariages lesbiens contemporains, mais aussi quand un enfant est élevé par sa mère et sa grand-mère, comme c’est le cas d’un homme politique distingué qui en parle volontiers et qui semble s’être développé normalement, même s’il a un rapport difficile à la diffamation.
  9. Nous avons évoqué le passage de la violence du réel au symbolique, n’oublions pas bien sûr l’imaginaire. Pour s’en tenir aux deux premiers registres, il y a lieu de distinguer la violence comme émergence d’une puissance dans le réel et la violence symbolique inhérente au signifiant qui tient dans l’imposition d’un signifiant-maître. Quand cette imposition d’un signifiant-maître manque, le sujet peut en trouver un ersatz en se marquant lui-même – scarification, tatouage, piercing, différentes façons de se couper, de se torturer, de faire violence à son corps.Aujourd’hui, c’est tellement généralisé que cela relève de la mode, c’est un phénomène de civilisation, c’est superficiel, mais je dirai que c’est le symptôme de la perturbation que connaît l’ordre symbolique hérité de la tradition. Ces symptômes ressortissent à ce que, devant le public que vous formez, j’appellerai en l’occurrence « la psychose civilisationnelle normale », c’est-à- dire compensée, avec suppléance.

    Ceci dit, il restera toujours à savoir pourquoi certains sujets sont plus sensibles que d’autres au point d’avoir à faire violence à leur corps. Par exemple, aujourd’hui les transgenres, qui se manifestent souvent très tôt dans l’enfance, ont obtenu une reconnaissance sociale et juridique qui était naguère refusée même aux homosexuels. Il n’empêche que toute modification désirée du corps propre par un acte chirurgical justifie un regard analytique. On me dira – Enfin, bon... les implants capillaires, la chirurgie dentaire, la chirurgie esthétique, vous n’allez pas mettre la psychanalyse en jeu à ce niveau ? C’est à voir... On sait en effet qu’il y a des actes de chirurgie esthétique qui ressortissent à la correction névrotique de l’image du corps, mais que d’autres sont clairement inspirés par la psychose.

  10. Concernant la violence dans l’imaginaire – je ne développerai pas –, on se référera au stade du miroir, qui est une forme syncrétique entre l’observation d’un fait clinique par un psychologue, le professeur Henri Wallon, et la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel, mise en valeur par Alexandre Kojève, autrement dit, c’est un bricolage génial de Lacan entre Wallon et Kojève. Ce bricolage, on constate que ça marche, ça roule... C’est une idée simple que nous mettrons en jeu dans nos recherches sur les enfants violents. Voilà ce que m’inspirent les premiers points que m’avait signalés D.Roy: quand l’autre c’est toi et tu es l’autre (transitivisme) ; quand l’autre est un intrus et dérobe l’objet le plus précieux (le terme lacanien de jalouissance, qui fusionne jalousie et jouissance). Je vous laisse le soin de relire l’article de Lacan sur « Le stade du miroir... » ((Cf. Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique », Écrits, op. cit., p. 93-100.)) et celui sur « L’agressivité en psychanalyse » ((Cf. Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 101-124. 7)). Il s’agit évidemment d’un registre très différent quand, comme le dit D. Roy, l’enfant se tape la tête contre les murs... du langage, car le phénomène traduit alors l’échec du processus de défense.

Je conclus. Je laisse en blanc la violence chez l’enfant considérée comme un sinthome, à l’autre bout de l’enseignement de Lacan. Je rappellerai simplement qu’il faut faire sa place à une violence infantile comme mode de jouir, même quand c’est un message, ce qui veut dire ne pas s’y attaquer de front. Ne jamais oublier qu’il n’appartient pas à l’analyste d’être le gardien de la réalité sociale, qu’il a le pouvoir de réparer éventuellement un défaut du symbolique ou de réordonner la défense, mais que, dans les deux cas, son effet propre ne se produit que latéralement. L’analyste doit, à mon avis, procéder avec l’enfant violent de préférence par la douceur, sans renoncer à manier, s’il faut le faire, une contre-violence symbolique.

On n’acceptera pas les yeux fermés l’imposition du signifiant « violent » par la famille ou l’école. Ce peut être seulement un facteur secondaire. Ne négligeons pas qu’il y a une révolte de l’enfant qui peut être saine et se distinguer de la violence erratique. Cette révolte, je suis pour l’accueillir, parce qu’une de mes convictions se résume à ce que le président Mao avait exprimé en ces termes : « On a raison de se révolter. » ((Voir l’article de J.-A. Miller, « Comment se révolter ? », in La Cause freudienne, no 75, juillet 2010, p. 212- 217.))

Transcription et édition : Hervé Damase, Pascale Fari et Daniel Roy Texte non relu par l’auteur, publié avec son aimable autorisation.