Korczak, un homme révolté

« Seul l’enfant a le droit d’être honteusement humilié et cloué au pilori »((Korczak J., Le droit de l’enfant au respect, Paris, Fabert, 2009, p.32.)) en toute impunité. C’est l’amer constat que dresse Janusz Korczak en ce début de xxe siècle marqué par la succession des guerres. Profondément touché par le sort réservé aux orphelins, ce médecin-pédiatre, éducateur et écrivain polonais [1878-1942] ne cessa de militer pour donner un statut de sujet de plein droit à un enfant trop souvent maltraité et méprisé. Précurseur, Korczak trouva des relais juridiques, politiques et médiatiques pour diffuser des principes éducatifs basés sur la considération, la confiance et la bienveillance qu’il mit en œuvre au sein des deux orphelinats qu’il fonda. Sa fin tragique en camp d’extermination nazi, après qu’il eut refusé d’être séparé des enfants de son orphelinat, témoigne de la logique de son existence qui le conduisit jusqu’à s’affronter à cette violence-là.

Mise en garde

Aux yeux de cet homme, la violence de l’enfant est d’abord la conséquence de l’oppression qu’il subit. Ainsi soutient-il que « les enfants délinquants […] ont besoin d’amour. Leur révolte pleine de colère est juste. Il faut en vouloir à la vertu facile, s’allier au vice solitaire et maudit. »((Ibid., p. 49.))

Mais qu’un révolté dénonce l’hypocrisie et la mesquinerie de ceux qui voudraient lui imposer une « morale de pacotille »((Ibid., p. 50.)) est insupportable. Écoles, institutions, parents : chacun veut en effet avoir la paix. Et lorsque l’enfant ne correspond pas à l’idéal de perfection, encore plus s’il s’oppose et va jusqu’à faire preuve de violence, c’est l’angoisse. En fracassant l’illusion d’un monde harmonieux, il vient déranger la défense contre le réel que l’adulte s’est édifié face à ce qui échappe à sa maîtrise. Il est alors commode de se voiler la face en projetant la part de soi-même qui fait horreur sur cet enfant empêcheur de tourner en rond. C’est là que peut surgir la férocité de l’éducateur. « Nous exerçons notre attention et notre inventivité à guetter le mal, à le pister, à le mettre à jour. À prendre les enfants sur le fait, à présager du pire, et à émettre de blessants soupçons. »((Ibid., p. 45.)) Korczak souligne ici la jouissance sadique de celui qui traque et exhibe tout écart de l’enfant à la norme et à la morale. Il met en garde contre les pratiques éducatives qui visent à humilier l’enfant ; elles poussent à la violence. Écraser la rébellion de l’enfant en se réfugiant derrière le respect du cadre, des règles, d’une soi-disant décence pousse de plus belle à la violence, car « nous brisons brutalement, non pas leur révolte, mais son expression »((Ibid., p. 49.)). C’est précisément en étouffant cette parole qui dérange que la violence surgit, lorsque l’enfant « n’a plus rien à perdre »((Ibid., p. 31.)), car il « ne croit plus en l’Autre »((Roy D., inédit.)), comme le formule Daniel Roy.

S’allier au vice solitaire et maudit

À l’opposé de ces logiques répressives qui le révoltent, Korczak parie dans ses institutions sur le sujet. Il responsabilise chaque enfant par une participation active aux différentes instances mises en place dans cette sorte de république (parlement des enfants, tribunal des pairs, conseil juridique et bien d’autres((Cf. Lathuillére B., « Janusz Korczak penseur des droits de l’enfant », mars 2009, consultable en ligne : http://korczak.fr/m1korczak/droits-de-lenfant/korczak-penseur-droits-enfant_lathuillere.html))) dont il a conçu le code. Un code qui n’a cessé d’évoluer à partir des remarques et propositions des enfants accueillis, de façon à permettre à chaque sujet de trouver à se loger dans ce dispositif. En s’appuyant ainsi sur leur désir, ce n’est plus seulement l’orphelinat qui accueille les enfants par le biais des adultes qui la gèrent, mais les enfants eux-mêmes qui prennent part à l’accueil et à l’éducation de leurs pairs.

Pour autant, la violence n’est pas absente de l’institution durant cette cruelle période de l’entre-deux-guerres. La réponse de Korczak est exemplaire de ses principes éducatifs. Plutôt qu’une vaine interdiction de la violence, il fait au contraire une place à ce qu’il nomme « impulsivité », mais en cherchant au préalable à la décourager en proposant des alternatives. La boîte aux lettres, qui reçoit notamment les demandes et les plaintes des enfants, constitue l’une d’entre elles. Le passage par l’écrit en cas de conflit permet d’introduire un délai à la première impulsion violente. Il pousse l’enfant à formuler, donc à clarifier le préjudice ressenti ou subi, et à motiver l’action qu’il revendique pour obtenir réparation. L’instauration de ce temps permettant à la pulsion d’en passer par l’Autre entraîne bien souvent l’abandon de la plainte ou la recherche d’une autre issue que la violence.

Pour résoudre pacifiquement un conflit, il est ainsi possible de saisir le tribunal des pairs. Composé de juges tirés au sort parmi les enfants de l’orphelinat, celui-ci permet une autorégulation de la discipline à partir d’une sorte de code civil conçu par Korczak pour que prévalent la compréhension et le pardon.

Si un enfant voulait malgré tout se battre, un ensemble de règles encadrait le combat((Korczak J.,« Les bagarres (Causerie radiophonique de Janusz Korczak) », (Bójki. 1939). Extrait de son essai De la pédagogie avec humour, Paris, Fabert, 2012, tiré de ses émissions à la radio polonaise. Publié une première fois dans La Lettre de l’Association suisse des Amis de J. Korczak, n° 50 (11-2005) ; puis sur le site de Philippe Meirieu : http://www.korczak.ch/doc/tin/tin_20130107_fr_0.pdf)). L’enfant devait prévenir son adversaire par écrit au moins 24 heures à l’avance. Les noms des lutteurs et le motif de la bagarre devaient être inscrits au préalable sur un registre des combattants. Pour les bagarres imprévues, l’enregistrement se faisait après-coup. Les combattants devaient ensuite être à égalité de poids et de sexe. Armes et coups dangereux étaient interdits, tout comme les invectives ou moqueries des spectateurs. Enfin, un éducateur devait pouvoir observer la bagarre afin d’éviter les débordements.

Korczak était ainsi guidé par le souci constant de faire passer tout ce qui est de l’ordre du réel et de la jouissance au symbolique. La violence, comme nous l’avons vu, mais aussi d’autres manifestations de ce qui y échappe au système signifiant, telle que l’incurie. Dans ce dernier cas, l’idée a consisté à instituer, sur décision du parlement, une « journée crado » annuelle durant laquelle il était interdit de se laver sous peine d’amende. La création d’un tel jour de fête est l’exemple frappant de l’inventivité avec laquelle Korczak cherchait à s’allier au vice solitaire et maudit en le prenant dans le lien social en perpétuelle évolution de cette institution hors-norme.

Sans idéalisme

Lorsqu’il considère comme le devoir de l’éducateur de « lui garantir le droit à être ce qu’il est »((Korczak J., Le droit de l’enfant au respect, op. cit, p. 51.)), Korczak exprime sa volonté inflexible de soutenir le désir à nul autre pareil de chaque enfant. Mais en dénonçant un oppresseur de la réalité comme seule cause de ses tourments, il tend à l’idéaliser. Il oublie là que si la réalité peut effectivement se révéler cruelle, chacun doit faire avec une jouissance qui échappe toujours, au moins en partie, à la trame symbolique. Sans prendre à notre compte l’idéalisme qui le guidait, il nous incombe d’entretenir la flamme du désir qu’il a soutenu contre tout ce qui tend à l’étouffer. Il a ainsi tenté d’accueillir le sujet éludé par le signifiant violent((Cf. Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, n°4, 2017, p. 207. « On n’acceptera pas les yeux fermés l’imposition du signifiant “violent” par la famille ou l’école. »)) en lui donnant voix au chapitre. Cette dimension politique est un des enjeux de la prochaine journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant.

Guillaume Libert