Devant l’enfant violent : un cadre ou un bord ?

Extrait de l’intervention du 20.9.2018 au Groupe CEREDA de La-Roche-sur-Yon.

Á la fin de son intervention « Enfants violents », Jacques-Alain Miller évoque le réglage de l’acte analytique dans ces cas : « L’analyste doit, à mon avis, procéder avec l’enfant violent de préférence par la douceur, sans renoncer à manier, s’il faut le faire, une contre-violence symbolique. »((Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 207.))

La douceur, ce mot surprend un peu dans ce contexte. Souvent, on est plutôt tenté de se montrer ferme, pour arrêter la violence d’un enfant. « Fermeté » ne s’oppose pas à « douceur » car on peut agir fermement et parler avec douceur. Je vais tenter d’éclairer cette douceur par quelques remarques.

1. J.-A. Miller nuance d’emblée cette douceur car, « s’il faut le faire », on ne renoncera pas à manier « une contre-violence symbolique ». Cette contre-violence symbolique ne peut se réduire au simple usage d’un « non ». Il ne suffit pas d’un dit, il y faut un dire, une parole qui fasse acte. Pas un non mais un « dire que non »((Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 453.)). C’est l’acte de parole qui produit l’effet, non le contenu du dit. Le dit énonce une négation et corrige, mais c’est le dire qui fait réponse au sujet et rejette la violence.

Je voudrais de cette formule, « dire que non », prendre un exemple clinique((Collard E., « Un non qui dit oui, témoignage d’une éthique d’intervention » Courtil en lignes, n° 23.)). Il s’agissait d’un jeune très débridé en institution. Á un moment, il trouve dans le jardin un pigeon mort et il s’exclame immédiatement, prêt à passer à l’acte : « on va le découper pour voir ses os ». Il est assez clair qu’on est au bord d’une jouissance qui va l’envahir complètement et qu’il faut arrêter ça. L’intervenante qui l’accompagnait lui répond aussitôt : « Ça ne marchera pas, on n’arrivera pas ainsi à voir les os, c’est trop difficile en découpant, il faut plutôt l’enterrer et dans quelques semaines on retrouvera ses os blanchis ». Immédiatement calmé le jeune exécute l’opération. Si elle avait repris cela en négation sous la forme d’un dit qui interdit, on sent bien que ça n’aurait pas marché. Á la place, l’intervenante a répondu sous la forme d’un dire que non, un acte de parole qui limite la jouissance en y greffant un semblant.

2. J.-A. Miller ajoute deux précisions : « On n’acceptera pas les yeux fermés l’imposition du signifiant “violent” par la famille ou l’école ». Et, de plus, « ne négligeons pas qu’il y a une révolte de l’enfant qui peut être saine et se distinguer de la violence erratique. Cette révolte, je suis pour l’accueillir, parce qu’une de mes convictions se résume à ce que le président Mao avait exprimé en ces termes : “On a raison de se révolter ” »((Miller J.-A., « Enfants violents », op.cit., p. 207.)).

Distinguons donc l’usage du signifiant violent pour désigner le comportement d’un enfant, de ce qui s’exprime effectivement de violence chez lui. Et puis cette violence peut être une saine révolte contre d’injustes conditions.

C’est à distinguer de ce qui fait vraiment le problème des enfants violents, soit une violence erratique, qui est la pulsion sans le détour du symptôme. Le sujet erre dans ces cas, ne s’habille pas de semblants et se désarrime de l’Autre. Ne pas errer c’est accepter de se faire dupe de semblants. Ce qu’il s’agit d’obtenir chez ces enfants décrochés de l’Autre et de ses semblants, ce n’est pas qu’ils rentrent dans la règle, qu’ils se soumettent à la loi, c’est qu’ils commencent à se faire dupe de l’un ou l’autre semblant. Chez les enfants violents — « Les deux mots sont écrits au pluriel, l’enfant violent n’est pas un idéal-type »((Ibid., p. 195.)) ni une structure subjective — la violence ne fait pas symptôme, la pulsion n’est pas déplacée, et la jouissance n'apparaît ni réprimée ni refoulée, sous la forme de la pulsion de mort, de la pure destruction. C’est corrélatif du fait que le sujet erre, hors-symptôme. Et donc la douceur est alors l’envers d’une réponse sur l’axe imaginaire, le contraire d’une contre-violence. Elle vise à introduire le sujet aux semblants et au savoir, comme on le voit dans l’exemple du pigeon mort.

3. Il y a un paradoxe à parler de douceur concernant l’acte de l’analyste. La douceur n’est pas la gentillesse, ni la bienveillance, la douceur est une question de ton. Mais il y a une violence de l’interprétation : la ponctuation qui fait surprise, la coupure de la séance, le dérangement de la défense … aucun de ces termes n’évoque vraiment la douceur. Le principe même de la cure n’est pas sans comporter une certaine violence quand cela consiste, face au symptôme, à faire découvrir au sujet que là où il souffre il trouve aussi une satisfaction.

4. Que l’analyste doive procéder par la douceur avec des enfants présentant des phénomènes non symptomatisés impliquant le corps, nous évoque la position bien connue qu’il y a à tenir dans le transfert face à certains psychotiques. Il faut que l’Autre qui se présente à eux ne soit pas envahissant, ni persécuteur. Pas un Autre tout-puissant mais un Autre barré, qui ne sait pas à la place du sujet.

Ce n’est pas dire que les enfants violents soient psychotiques, mais situer la position à tenir par l’analyste face à eux : « ne pas s’y attaquer de front. Ne jamais oublier qu’il n’appartient pas à l’analyste d’être le gardien de la réalité sociale, qu’il a le pouvoir de réparer éventuellement un défaut du symbolique ou de réordonner la défense, mais que, dans les deux cas, son effet propre ne se produit que latéralement. »((Ibid., p. 207.)) Ni policier, ni une position de conseiller vis-à-vis de ces sujets.

5. Il y a dans la violence de ces enfants hors symptôme une part d’illimité, une jouissance mortifère débridée. La réponse qui leur est souvent proposée, dans le champ social et dans les institutions est qu’il leur faudrait plus de cadre, de règles. Et que ce réglage soit en quelque sorte imposé au sujet, contre lui-même. Il faut remarquer qu’une telle position est vouée à l’échec, puisqu’il s’agit de sujets pour lesquels les semblants symboliques n’opèrent pas.

Face à cette jouissance sans limite, ce n’est pas un cadre qui convient, ni une loi, mais la constitution d’un bord. Cette jouissance n’est pas bordée. Nous connaissons ces situations cliniques sans bord. Dans l’autisme c’est la forclusion du trou((Laurent E., La bataille de l’autisme, Paris, Navarin/Champ freudien, 2012.)) et dans la schizophrénie c’est le défaut de constitution de l’image. La même chose se produit lorsque le sujet présente ainsi des phénomènes hors refoulement.

Comment constituer un bord ? Le bord à constituer est entre réel et savoir, entre une jouissance qui déborde et le champ signifiant où il s’agit d’en dire une part. Ce bord, Lacan l’a nommé : fonction de la lettre. Ainsi peut se réduire pour le sujet le poids du sens, ce qui peut permettre à la violence de céder la place à la parole. Faire bord c’est introduire à la dimension du semblant.

Certains de ces sujets peuvent alors produire leur solution propre, comme celui qui développe des joutes verbales en produisant du rap((Cf Maugin Ch., cas présenté dans une conférence au CEREDA.)), où l’injure reçoit une enveloppe qui la transforme en effort de poésie : à la fois douceur et violence.

Alexandre Stevens