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Tenir jusqu’à l’aube

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« Tenir jusqu’à l’aube », la chèvre de Monsieur Seguin se le répète durant toute la nuit alors qu’elle livre avec le loup un duel qu’elle sait per­du d’avance. C’est aus­si le titre du nou­veau roman de Carole Fives[1]Fives C., Tenir jusqu’à l’aube, Paris, coll. L’Arbalète, Gallimard, 2018. qui fait entendre, au plus près du réel, la soli­tude et l’étouffement d’une mère en vase clos avec son fils de deux ans.

En toile de fond, il y a la cli­nique banale et quo­ti­dienne, celle qui motive par­fois les parents de tout-petits à s’adresser à un ana­lyste ou à pous­ser la porte d’un lieu d’accueil enfant-parent : l’enfant qui ne dort pas, la demande impé­rieuse que la mère reste « à côté, à côté », les nuits entre­cou­pées et les réveils à l’aube, les scènes de colères en ren­trant du parc… Une cli­nique de la mater­ni­té ordi­naire qui témoigne pour­tant que « la ren­contre avec l’enfant et la réponse à ses sol­li­ci­ta­tions sont sans loi, puisque sans “mode d’emploi” »[2]Solano-Suarez E., « Maternité blues, ques­tion à Esthela Solano-Suarez », Hebdo-blog, n°11, publi­ca­tion élec­tro­nique de l’ECF, … Continue rea­ding et peuvent aus­si, comme pour cette mère-là, faire signe d’un réel.

Dans le roman de C. Fives, la mère est une « solo » et la mater­ni­té un exil. Elle n’est plus cette gra­phiste free lance qui mar­chait bien, elle n’est plus cette tren­te­naire qui va au ciné­ma, elle n’est plus une femme tou­chée par un homme. Reste « cette créa­ture qu’elle avait créée de toutes pièces : la bonne mère », et comme « le pire, c’est la mère idéale »[3]Laurent É., « Institution du fan­tasme, fan­tasmes de l’institution », www​.cour​til​.be/​f​e​u​i​l​l​e​t​s​/​P​D​F​/​L​a​u​r​e​n​t​-​f​4​.​pdf, elle ne cesse de ren­con­trer dans le regard et dans le dis­cours des autres, la mère qu’elle n’est pas suffisamment.

Alors l’enfant est loin de l’enfant esca­beau du nar­cis­sisme mater­nel. Il n’a pas de pré­nom, il est « l’enfant », cette pré­sence réduite à ses demandes « à côté, à côté », à un désordre, à une alter­nance il dort/il ne dort pas. Il est là jusqu’à l’étouffement : « et même quand il dort elle croit l’entendre, une plainte, une cla­meur, un ordre. »[4]Fives C., op. cit., p. 34.

Dans ce huis clos quo­ti­dien et cette « dis­so­lu­tion des jours et des nuits », le per­son­nage du roman de C. Fives trouve comme seule res­pi­ra­tion de quit­ter la scène, de s’éclipser, de par­tir de l’appartement alors que son fils dort, pour arpen­ter les rues la nuit, de plus en plus loin, de plus en plus long­temps. La fugue et l’errance comme symp­tômes d’un exil.

Au fil des pages, par petites touches, se dévoile com­ment on passe du tête à tête per­ma­nent au corps à corps violent : « À bout de patience, elle enfon­çait ses ongles dans les petits bras, pas très fort non, juste assez pour qu’il sente sa volon­té, qu’il plie sous le joug, qu’il avoue sa défaite. Peine per­due, il redou­blait de cris, de pleurs, de coups de pieds, et ils se retrou­vaient tous les deux à se battre, la mère, le fils, jusqu’à ce qu’elle par­vienne par un ultime coup de force à le fixer dans la pous­sette »[5]Ibid., p. 45..

Pourtant la vio­lence qui tra­verse ce roman de part en part, c’est d’abord celle qui condamne ce sujet au silence, la fin de non-recevoir que cette mère ren­contre à chaque fois qu’elle tente d’adresser un bout de son malaise, de son désar­roi. Les pro­fes­sion­nels du champ de la petite enfance, son père, jusqu’aux forums de dis­cus­sion où les sup­po­sés pairs – d’autres mamans solos – se révèlent d’une féro­ci­té presque comique, dévoi­lant l’illusion du lien et de l’adresse sur inter­net. C’est là, à l’envers de la norme et de l’idéal, que la psy­cha­na­lyse d’orientation laca­nienne démontre sa valeur. Car accueillir le sujet, c’est rece­voir tout à la fois la chèvre, la corde et le loup, c’est sur­tout ne pas recu­ler devant ce qui pour cha­cun incarne le réel, mais au contraire s’en ser­vir comme d’une boussole.

Florence Hautecoeur

Notes

Notes
1 Fives C., Tenir jusqu’à l’aube, Paris, coll. L’Arbalète, Gallimard, 2018.
2 Solano-Suarez E., « Maternité blues, ques­tion à Esthela Solano-Suarez », Hebdo-blog, n°11, publi­ca­tion élec­tro­nique de l’ECF, www​.heb​do​-blog​.fr/​m​a​t​e​r​n​i​t​e​-​b​l​u​e​s​-​q​u​e​s​t​i​o​n​-​a​-​e​s​t​h​e​l​a​-​s​o​l​a​n​o​-​s​u​a​r​ez/
3 Laurent É., « Institution du fan­tasme, fan­tasmes de l’institution », www​.cour​til​.be/​f​e​u​i​l​l​e​t​s​/​P​D​F​/​L​a​u​r​e​n​t​-​f​4​.​pdf
4 Fives C., op. cit., p. 34.
5 Ibid., p. 45.

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