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Stephen King : Écrire l’horreur

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Elisabetta Milan-Fournier : On asso­cie com­mu­né­ment l’œuvre lit­té­raire de Stephen King à des scènes de vio­lence extrême, sou­vent hor­ri­fique, telles que les nom­breux films tirés de ses livres nous les ont trans­mises. Ce choix d’écriture de l’horreur, est-il un choix « imposé » ?

Carole Aberce : Stephen King ques­tionne son choix sin­gu­lier dans son auto­bio­gra­phie, Écriture, où, en évo­quant son enfance[1], il révèle que son métier d’écrivain est une sorte d’élaboration d’événements mar­quants ou trau­ma­tiques : le départ du père quand il a deux ans, des démé­na­ge­ments répé­tés, des moments où son frère et lui sont confiés à une tante, des soins médi­caux dou­lou­reux, une baby-sitter effrayante qui le tyran­nise pen­dant un temps et ren­voyée le jour où S. King est retrou­vé cou­vert de son vomi, enfer­mé dans un pla­card… Il résume cette période de sa vie par un : « J’ai eu une enfance bizarre, chao­tique. »[2] Il y a dans les livres de S. King plus d’une trace de son vécu et de son angoisse d’enfant, qu’il réus­sit à subli­mer sans ver­ser pour autant dans la nos­tal­gie, car l’enfance reste chez lui éloi­gnée de toute idéalisation.

Parmi ces épi­sodes trau­ma­tiques émerge le récit que sa mère lui fait du jour où elle a vu un marin sau­ter du haut d’une fenêtre et s’écraser au sol : « Il a giclé de par­tout et le truc qui a giclé de lui était vert, je ne l’ai jamais oublié », lui dit-elle. « Moi non plus, m’man[3] », commente-t-il. Plus tard, ado­les­cent, il retrou­ve­ra dans un coffre appar­te­nant à son père, des livres de science-fiction et d’horreur. Le dire mater­nel, source d’une jouis­sance incon­nue et la décou­verte de l’objet d’intérêt d’un père per­du à tout jamais semblent avoir mar­qué son rap­port à l’écriture et avoir scel­lé à tout jamais le mariage de sa pas­sion pour le lan­gage et son choix d’une écri­ture de l’horreur.

E. M.-F. Mais ses livres sont aus­si un regard sur une cer­taine vio­lence de la socié­té américaine.

C. A. : Oui, S. King ancre ses récits dans la socié­té amé­ri­caine d’après-guerre dans laquelle il a gran­di où, mal­gré la guerre froide, il y a une cer­taine opu­lence éco­no­mique et poli­tique et un retour au calme dans lequel les citoyens se sentent « bien nour­ris et soi­gnés ». Selon S. King le sur­gis­se­ment de l’horreur ne peut avoir lieu que sur ce fond de bien-être géné­ra­li­sé : le récit d’horreur vient nom­mer la place du réel en cha­cun de nous, il en est même le gar­dien et l’auteur se fait « un agent de la norme »[4].

L’écriture de l’horreur prend donc appui sur une obser­va­tion aigüe de ce qui l’entoure et une sorte de culte fami­lial de l’écrit, puisque chez les King la télé est arri­vée tar­di­ve­ment et à sa place on rédige ses propres his­toires, publiées dans un jour­nal local cofon­dé avec son frère. L’écrivain fait le choix de par­ler du monstre et de celui qui, du fait de sa dif­fé­rence, est le souffre-douleur de la vio­lence, visible ou pri­vée, qui l’entoure. Le monstre, c’est plu­tôt le jeune, l’obèse[5] ou l’ado à lunettes et inhi­bé[6], dont l’acné fait point noir dans cette Amérique bien por­tante. L’horreur, c’est ce qui se passe dans le corps et l’écriture vient trai­ter l’horreur et la vio­lence qui frappent le corps.

E. M.-F. Les enfants et les ado­les­cents sont sou­vent les pro­ta­go­nistes de ses livres, en tant que vic­times (Ça, Carrie) ou auteurs de vio­lence (Christine, Rage, Cimetierre, Carrie, etc.). 

C. A. : En effet et on peut aus­si citer Shining et Le pis­to­le­ro. Je pense qu’il asso­cie l’enfance à un double mou­ve­ment : la croyance abso­lue en un tout-possible − que ce soit le père Noël ou le monstre[7] − et le fait que l’enfant peut être tota­le­ment sou­mis à un adulte qui le mal­traite et le vio­lente, comme lui-même l’a été. L’intrusion se fait dans le corps de l’enfant. Dans Carrie, la jeune fille est com­plè­te­ment sou­mise à une mère folle et ter­ri­fiante et elle finit par tuer tout le monde, dans un mou­ve­ment de ven­geance. Dans Rage, c’est un lycéen qui fait une tue­rie dans son lycée et son livre a peut-être ins­pi­ré le mas­sacre du lycée à Columbine, ce qu’il ne pou­vait pas pré­voir[8].

E. M.-F. : Stephen King n’écrit pas pour les jeunes et pour­tant cer­tains films tirés de ses livres les ont beau­coup intéressés.

C. A. : S. King parle dans ses livres du monde dans lequel on vit et des peurs qui nous tra­versent. Ses héros ne res­semblent pas aux per­son­nages mons­trueux du siècle der­nier (Dracula ou Frankenstein). Loin d’une logique mani­chéenne, ce sont des jeunes contem­po­rains, des per­son­nages com­plexes en butte à une vio­lence et à une hor­reur qui n’est pas « mythi­fiée » mais qui a sou­vent une valeur cathar­tique (Carrie et Rage). L’écriture s’attarde sans voile sur la vio­lence qui frappe le corps. C’est sur ce corps-déchet et sur l’excrément qui le sub­merge, sur ce réel du corps que son écri­ture se déploie. L’horreur qu’elle fait sur­gir semble créer un bord au défer­le­ment pulsionnel.

[1] King S., Écriture, Mémoire d’un métier, Paris, Albin Michel,2001. Dans ce livre, il appelle son « CV », son his­toire d’enfant et d’adolescent.

[2] Cette scène est reprise dans « The Body », la nou­velle qui sera trans­po­sée dans le film Stand by me, de Rob Reiner, 1986.

[3] King S., op. cit., p. 27.

[4] King S., Anatomie de l’hor­reur, Albin Michel, 2018, p. 60.

[5] Cf. L’histoire de Gordie dans Stand by me.

[6] Cf. Arnie dans Christine, film de John Carpenter, 1983.

[7] Quand on lit Ça, ce sont les enfants qui voient l’horreur, pas l’adulte.

[8] Se sen­tant res­pon­sable, il a fait reti­rer Rage du mar­ché américain.

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