Le consentement d’un enfant

J’ai rencontré Charlotte dans la pouponnière où je travaille comme auxiliaire de puériculture. Ce bébé y a été accueilli à sa sortie de la maternité.

Dans les premiers jours de son accueil, la maman s’adresse à l’institution, elle se questionne, « elle veut voir sa fille ». Elle se demande si elle est vivante. Porte-t-elle son nom alors qu’elle ne l’a pas déclarée ? Cette jeune femme ignore que la désignation de la filiation maternelle est automatique, sauf si la maman choisit d’accoucher dans l’anonymat. Elle me demande « si elle doit être présente » lors de la première audience auprès du juge des enfants. Je lui indique que c’est le lieu pour présenter ses demandes. Elle n’y assistera pas, mais se présentera le jour même auprès de nous avec le papa de Charlotte, qui ne l’a pas reconnue. Les démarches de reconnaissance et de droits de visite leur sont expliquées, mais aucun d’eux ne les entreprendra.

La maman téléphone régulièrement dans le service, questionnant la couleur des yeux de sa fille, demandant si elle a besoin de vêtements. Un jour elle appellera pour savoir si Charlotte est toujours à la pouponnière, sans demande de nouvelles plus précises. Cette maman essaye d’apprivoiser l’existence de ce petit être, elle a des repères et des connaissances concernant les jeunes enfants, et pourtant dans les échanges téléphoniques que j’ai avec cette dame, ce bébé semble une énigme. Peu à peu, les appels s’espacent, les interrogations à propos de Charlotte s’amenuisent, et d’autres préoccupations prennent place dans les paroles que m’adresse cette dame.

Compte-tenu de son histoire, je suis surprise de l’attitude de Charlotte : c’est un nourrisson plutôt calme. Elle témoigne de peu de phases d’éveil. Endormie, elle semble écouter ce qui l’entoure. Seule dans son lit, Charlotte se manifeste, mais cela semble lui être difficile. C’est une petite fille qui dort à condition qu’il y ait des signes de présence autour d’elle, des bruits, du mouvement.

C’est un très beau bébé, elle est très gracieuse à travers ses longs cils. Dès les premiers jours, Charlotte est attentive à la personne qui s’occupe d’elle. Elle observe ce qui l’entoure, réagit aux sollicitations, mais manifeste un changement d’attitude si l’on s’approche. L’expression de son visage change, quelque chose se fige. À deux mois, elle sourit, mais ne suit pas du regard. Ce sourire qui semble gratifiant me met mal à l’aise, car alors Charlotte prend une forte inspiration et son corps semble tout d’un coup se figer, comme saisi par ce trop-plein d’air. Une grande tension se manifeste dans son corps. Le trop de présence de l’autre est-il pour elle un mystère ? J’ai pris ce signe comme une indication. Dans ma pratique, j’ai tenté de modifier ma façon d’arriver vers elle. Lorsqu’elle est sur le tapis ou dans son lit, je fais attention, en m’annonçant par la voix et des paroles, cherchant à tempérer mon irruption dans son champ visuel.

Il lui est difficile d’enclencher la succion lors de la tétée. Les premiers temps, j’ai pensé que c’était dû à la prématurité relative aux premiers mois de la vie, ou encore au contexte : le nourrisson est dépendant de l’autre, et la prise de biberon se fait dans de nombreux bras. L’enfant ne peut choisir, ne peut « se réfugier » où il le souhaite. Mais peut-être a-t-elle simplement besoin de mieux nous repérer ?

Je note qu’elle fait souvent des tentatives pour mimer l’émission de sons, de gazouillis, sans jamais produire un son. Cela nous inquiètera et amènera l’intervention d’un orthophoniste lors de ses six mois. Charlotte est peu sonore – pas de babil. Par conséquent, la demande du biberon est compliquée : si j’attends qu’elle le « réclame », c’est-à-dire qu’elle râle, pleure, elle se refuse à le boire. Si je lui propose de façon un peu automatique, après son réveil et l’avoir changée, elle le refuse aussi, tournant la tête. De même, lorsque le temps de son biberon est coupé par un évènement fortuit, Charlotte refuse systématiquement de le reprendre.

J’ai remarqué qu’un petit signe qui vient d’elle, une petite agitation, plus subjectivée, fait exister une sorte d’appel. Et en même temps, il m’est impossible de croiser son regard ; elle s’échappe quand je tente de la rencontrer du regard dans ce temps de nourrissage. J’en déduis que l’objet regard est à manier avec précaution. Un trop de présence via le regard est difficile à soutenir pour elle. Ce moment où elle consent à s’alimenter semble dépendre de conditions qui sont nécessaires, et aussi fragiles, que je m’efforce de déchiffrer à partir des signes qu’elle semble me donner.

La voix et les paroles que je donne pour prévenir de mon arrivée semblent lui permettre de tolérer ma présence et de s’en soutenir afin que le temps où elle s’alimente soit apaisé et non asphyxié par un trop, par une dimension de nécessité, d’exigence que peut comporter ce moment d’alimentation. Certes, c’est comme suspendu à un rien qui peut risquer de venir faire rupture.

Un soir, lors d’un de ces moments, Charlotte s’agite, toussote. Je me lève et la berce en chantonnant, cherchant dans un bain sonore à l’envelopper, et par le mouvement, la rassurer. Mais Charlotte hurle de plus belle. En analyse de la pratique, il m’a été rappelé « qu’au bébé, ce qu’on lui donne, ce n’est pas le biberon ; c’est du manque au manque, c’est du symbolique. » Je suis face à ce ratage de ma part ; il y a ce temps où je me résigne, dès l’instant où je découvre qu’avec moi, elle ne mangera pas.

C’est un instant que je ressens comme violent, autant pour elle que pour nous deux, et bien que cette violence éprouvée ne soit surement pas la même pour elle, et pour moi. Je décide alors de me décaler, d’accueillir cette sorte de refus de l’enfant ; je m’apprête à poser le biberon, et peut-être Charlotte par la même occasion. Elle attrape alors la tétine et boit le biberon d’un seul trait, sans un regard, se tournant de façon à ce que je ne puisse pas la regarder. À cet instant, dans ce moment de tension, un point de bascule opère. Charlotte accroche la tétine et je m’efface.

Cette petite fille m’intrigue par sa façon d’être. Elle indique que c’est le sujet qui accorde son consentement, c’est lui qui exprime sa décision, bien plus qu’il ne serait question de l’obtenir de lui. Charlotte convoque cette question car pour elle, la rencontre ne semble pas aller de soi. Après huit mois d’accompagnement, quelque chose chez elle s’humanise. Aujourd’hui, Charlotte adresse un sourire. Civiliser, j’entends bien que c’est tenter, avec le sujet, s’il donne son accord, de trouver quels chemins tracer afin de traiter la jouissance avec laquelle il est aux prises.