Sage comme une image

« Tu vas lâcher cet écran ! Je ne te le redirai pas ! »

Phrase d’impuissance. Évidemment, car aussi exaspérés qu’ils soient, les parents le rediront et plutôt cent fois qu’une. Contre le pouvoir des images, ils ne cessent de se battre : pour les devoirs, le sport, en vacances et durant l’année scolaire, le matin tôt aussi bien que le soir tard… En vain.

C’est un fait. Les images ont aujourd’hui gagné la partie. Elles l’emportent sur le livre, les jeux du corps et les jeux de société, concurrencés qu’ils sont par les films, les séries, les bandes dessinées. Chez les parents aussi, qui ne vivent plus sans avoir en main ou en poche leur téléphone portable, leur tablette, leur ordinateur et qui, depuis le confinement, ont découvert les avantages du télétravail, sans bouger leur corps. L’image a pris le pouvoir.

La réalité la plus quotidienne a changé de paradigme. La civilisation est devenue une civilisation de l’image. Il y avait déjà eu au XVIe siècle une mutation de ce type : l’invention de l’imprimerie avait radicalement transformé le lien social. S’en étaient alors suivies des modifications à tous les niveaux, politique, économique, familial, artistique. Le début du XXIe siècle en connaît donc une autre. Posons que partout l’image y remplace la lettre, modifiant le discours du maître dans ses différents secteurs. Les réseaux sociaux (Facebook, etc.), les sites de rencontres (Meetic et autres), les échanges commerciaux (Ebay…) tous reposent sur la mise en circulation des images. Hier, la métaphore était dominante ; aujourd’hui, la métonymie l’emporte. Voyez les actrices qui se mobilisent pour les jeunes iraniennes : elles se filment se coupant une mèche de cheveux. Et la répression, qui n’était pas montrée, devient visible sur tous les médias.

La parole parentale, voire les actes parentaux, ne triompheront pas dans ce combat sans une utilisation dialectique des images.

Qu’enseigne la psychanalyse ? Que l’impuissance ne cède que devant l’impossible. Partons donc de cet impossible, celui de s’opposer au triomphe de l’image.

Premier principe : une dénégation de l’empire des images ne fait qu’en conforter son pouvoir, le rendant plus désirable encore.

Deuxième principe : toutes les images ne se valent pas. Choisir, par conséquent, la discrimination et utiliser la barrière du beau comme celle du bien.

Mobiliser l’éthique du désir, dont la racine est une marque singulière, contre la puissance du mimétisme sur laquelle repose en dernière instance l’image. Pas très original ce jeu vidéo, voyons les autres.

Troisième principe : la métonymie à l’œuvre aujourd’hui a généralisé les jeux de mots dans le discours du maître. Prenons un exemple banal parmi tant d’autres ; une chaîne de boulangerie a choisi le nom suivant : L’amie câline – L’amie à la place de la mie.

Lacan, le 2 décembre 1975, donnant une conférence au Massachusetts Institute of Technology, réduit à n’être que deux les assises de la psychanalyse : le corps et la parole, c’est-à-dire l’adoration pour la pure et simple image du corps[1] et la «parlote[2]», dont la logique est circulaire – «cercle vicieux[3]», évidemment.

Comment s’en extraire ? Lacan choisit l’équivoque, sous ses deux formes : la poésie et le malentendu. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra saisir ce qui fait boussole pour l’enfant, cette marque singulière qui lui échappe, mais le commande sans qu’il le sache, aspiré qu’il est par l’image qui le fascine. Cette marque inconsciente, que ni l’enfant ni ses parents – ceux dont pourtant il la tient – ne connaissent, oriente l’enfant à son insu dans la jungle des images, qu’elles soient virtuelles, et réelles ou augmentées. C’est pourquoi, dans le monde des images, il devient lui-même sage comme une image.

Imaginaire-ment, oui, mais il n’y a d’autre vérité que trompeuse.

[1]Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 54 : « Cette apparence du corps humain, les hommes l’adorent. Ils adorent en somme une pure et simple image. »

[2]Ibid., p. 45 & 49.

[3]Ibid., p. 55.