Se construire un monde

Les rêves et les fantasmes relèvent de l’inconscient de l’enfant. Mais de quoi sont-ils faits ? À quoi servent-ils ? Sont-ils des corps étrangers((Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil / Le Champ freudien, 2023, p. 390.)) ou permettent-ils de continuer à dormir ? « L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort((Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, Ornicar ?, n°19, automne 1979, p. 5.)) », indique Lacan. Si Freud situe la mise en place de l’inconscient après le refoulement de la sexualité infantile, avec Lacan la psychanalyse s’oriente du réel qui fait trou, indicible, auquel tout parlêtre est confronté. Elle ouvre dès lors sur une autre définition de l’inconscient, l’inconscient réel, « comme l’impossible à supporter((Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’Inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2013, p. 9.)) ». S’intéresser à ces deux termes, rêves et fantasmes, chez l’enfant est une invitation à s’enseigner sur la façon dont le sujet se défend du réel. Il s’agira donc lors de cette 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien d’explorer comment les rêves et les fantasmes indexent un réel pulsionnel ainsi que des moments de constitution subjective. Il sera également question de découvrir comment le sujet naît à la réalité et au désir((Cf. Roy D., « Rêves et fantasmes chez l’enfant », disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.)), selon la formule de Daniel Roy dans son texte de présentation.

Réalité

Les enfants aiment à s’inventer des mondes, allant de la cabane accrochée dans un arbre ou dans la chambre, en passant de la maison de poupée à ceux explorés dans les jeux vidéo, autant de signes de « stabitat qu’est le langage((Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.)) » dans lequel chaque sujet se loge singulièrement. En séance ou dans l’institution qui l’accueille, le jeune patient vient bien souvent avec de menus objets dans la main ou dans la poche qui appartiennent à ses univers de prédilection. Les accueillir comme signifiants, introduire dans ce monde la présence de l’analyste comme élément nouveau((Cf. Miller J.-A., « La matrice du traitement de l’enfant au loup », La Cause freudienne, n°66, mai 2007, p. 141-151.)) fait naître le transfert et permet qu’il opère.

« Comment l’enfant sort[-il] de la satisfaction […] pour se construire un monde((Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 461.)) », interroge Lacan. Répondant à Donald Winnicott, il souligne que c’est dans l’écart entre la manifestation du besoin et sa traduction signifiante que le champ du désir s’ouvre pour l’enfant. Celui-ci se situe dans un au-delà de la demande, conséquence de la satisfaction du besoin par la mère, sujet parlant précise-t-il. Lacan s’intéresse aux travaux de Melanie Klein et Donald Winnicott sur les systèmes fantasmatiques du nourrisson pour s’atteler à définir comment le signifiant articule la réalité. Cette dernière « se construit selon Freud sur fond d’hallucination préalable((Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 85.)) ». C’est parce que l’hallucination échoue, au terme du processus primaire, à satisfaire le besoin que le principe de réalité dans le processus secondaire est convoqué. Jacques-Alain Miller note qu’il y a, dans la pratique avec les enfants, des cas « où il y a une sorte de break down du processus secondaire((Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », in Roy D. (s/dir.), Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 24.)) », invitant à mettre au travail la manière dont la psychanalyse enseigne une certaine manœuvre de l’hallucination((Cf. ibid.)).

Rêve

Pour Freud le rêve est la réalisation d’un désir halluciné comme chez la petite Anna qui, à dix-neuf mois, au cours de son sommeil, énonce, dans une série de nominations, ce dont elle a été privée la veille pour cause de diète : « Anna F.eud, f.aises, g.osses f.aises, flan, bouillie !((Freud S., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1987, p. 120.)) » Lacan est attentif à la structuration signifiante du rêve et précisément au fait qu’elle se nomme dans la série, signe de son usage du symbolique : « Ce qu’il s’agit alors de faire jaillir [pour elle], c’est la réalité de la satisfaction en tant qu’interdite.((Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 94.)) » Si le rêve comme production du sujet participe à l’avènement du désir, aussi « chaque fois qu’un désir est réalisé, il y a un effet de rêve((Cf. Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, n°102, juin 2019, p. 53.)) », relève J.-A. Miller. En revanche, l’ombilic du rêve indique la part de jouissance indicible qui lui est inhérente, prenant sa valeur maximale dans le cauchemar qui, lui, réveille. Le rêve est une défense contre le réel qui se manifeste dans le cauchemar. En témoigne ce pré-adolescent réticent à parler de son cauchemar au praticien qui le reçoit – indice d’un réel trop présent, qui échoue à se laisser capturer, nommer, dans la fiction du récit. L’angoisse se manifeste dans les cauchemars, les terreurs nocturnes, le somnambulisme qui saisissent le corps de l’enfant en le confrontant à une jouissance obscure surgissant au lieu de l’Autre, qui inquiètent et mobilisent les réponses des parents.

Histoires

Les parents lisent des histoires aux enfants pour qu’ils s’endorment faisant alors usage du signifiant comme « cataplasme, onguent, médicament((Miller J.-A., « Préface », op. cit., p. 9.)) ». Parce qu’il n’a pas de rapport à la chose mais seulement à un autre signifiant, le « signifiant irréalise le monde((Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 9.)) », souligne J.-A. Miller, pointant là l’effet de fiction de la parole. La « scène sur laquelle nous faisons monter ce monde […], c’est la dimension de l’histoire((Lacan J. Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 44.)) », enseigne Lacan. Ainsi, les enfants ont accès au monde à partir des histoires qui leur sont racontées et qu’ils s’inventent à leur tour, situant dès lors dans l’Autre ce qui leur est étranger. Au début de son enseignement, Lacan montre que ce qui donne forme au corps, à savoir son image, est aussi ce qui donne forme au monde – il le reprend dans ses derniers Séminaires en énonçant que l’« amour-propre est le principe de l’imagination((Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.)) ».

Une petite fille âgée de trois ans, reçue avec sa mère dans une institution, initie un jeu de cache-cache quand elle entend cette dernière parler d’elle. Les objets pulsionnels sont mis en circulation dans une saynète où elle doit se protéger du regard du loup qui veut la dévorer. C’est en se faisant représenter par des signifiants que le sujet s’extrait de sa position fondamentale d’objet a. Les rêves et les fantasmes de l’enfant indexent ces moments « de transformation de l’objet a en $((Miller J.-A., « Développement et structure dans la direction de la cure », La Petite Girafe, n°30, octobre 2009, p. 9.)) » qui trouvent à se déployer dans les fictions et dans la rencontre transférentielle. C’est en se faisant docile aux fantaisies, aux pantomimes de l’enfant que l’acte de l’analyste pourra opérer.

Les rêves et les fantasmes relèvent de l’accomplissement d’un désir, mais ils diffèrent dans leur rapport au réel : le rêve le convoque là où le fantasme le masque par la fiction du lien sexuel. Considérer le temps logique propre à l’enfance en faisant toute sa place à l’inconscient de l’enfant est l’enjeu politique, clinique et épistémique de cette journée.

 


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