Amour et éthique
dans les pratiques de protection de l’enfance

La protection de l’enfance est appréhendée à l’aune d’un savoir développemental standardisé qui prétend valoir pour tous, écueil structurel des politiques. Le rapport((Arnaud-Melchiorre G., « Rapport de la mission La parole aux enfants. À (h)auteur d’enfants », janvier 2022, disponible sur le site du gouvernement.)) de Gautier Arnaud-Melchiorre – sur lequel la dernière loi de protection de l’enfance du 7 février 2022 s’appuie – recueille les paroles d’enfants placés et mérite, à ce titre, toute notre attention. Un enfant ne consent pas toujours à s’identifier à son intérêt dit supérieur tant son intérêt subjectif immédiat – en particulier sa satisfaction pulsionnelle – le presse. Ce rapport s’ouvre avec la chanson de Jacques Brel Quand on a que l’amour. Or, l’amour ne permet pas toujours « à la jouissance de condescendre au désir((Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.)) ». Un impossible à supporter demeure. C’est ce qui est si décourageant. Cela provoque en retour des contrecoups agressifs tant du côté des professionnels que du côté de l’enfant. Dans un texte écrit en 1988, Nicole Tréglia expose ce que peut l’éthique de la psychanalyse dans un service de placement familial. Lorsque le travailleur social s’identifie à la souffrance de l’enfant, comment limiter la « contagion des affects » du fait de la proximité de la jouissance et de l’amour((Tréglia N., « Référence à l’éthique psychanalytique dans un service de placement familial », Actes de l’ECF, octobre 1988, p. 50-52.)) ? Comment soutenir le désir du praticien au-delà de vouloir le bien de l’enfant ? Via la psychanalyse, N. Tréglia nous invite à trouer le savoir déjà-là afin de « produire un manque dans le savoir qui est supposé dans l’aide((Ibid.)) » et tout aussi bien dans l’amour.

Rêve d’harmonie

Les dits intérêts supérieurs de l’enfant relèvent souvent du registre imaginaire, de « la dimension de la pastorale((Lacan J, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 107.)) », que Lacan souligne dans son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse. Cette dimension prêche l’harmonie entre l’homme et la nature. Confondant besoin, demande et désir, ainsi qu’instinct et pulsion, elle occulte complètement la force inextinguible de cette dernière. La pastorale, alliée des commandements chrétiens, nous semble également nier l’altérité radicale qui nous divise jusque dans la dyade mère–enfant. Le paradoxe de cette conscience morale que Lacan préfère nommer « éthique sauvage((Ibid., p. 108 : « éthique sauvage, non cultivée, telle que nous la trouvons fonctionnant toute seule, spécialement chez ceux à qui nous avons affaire en tant que nous avançons sur le plan du pathos, de la pathologie. »))» est qu’elle pousse à la culpabilité, à la haine de soi et de l’autre tant ce qu’elle commande est impossible((Campos A., Ce que commande le surmoi, Impératifs et sacrifices au XXe siècle, Rennes, PUR, 2022, p. 102.)). Cette volonté de retour à mère nature est un mirage qui fait l’impasse sur la méchanceté de l’homme, voire l’exacerbe et ne suffit pas plus à résorber le malaise dans la civilisation que représente l’enfant placé. La psychanalyse ne croit pas en la famille comme naturelle. Il n’y a pas l’homéostase et l’instinct maternel dont la pastorale rêve.

Cette idéologie de la parentalité s’infiltre également dans la pente à interpréter les comportements de l’enfant à partir des événements de son histoire, ce qui est « à situer dans le registre de la maîtrise((Tréglia N., « Référence à l’éthique psychanalytique dans un service de placement familial », op. cit., p. 51.)) » d’un savoir déjà-là. La psychanalyse se refuse à inscrire de manière systématique et mécanique la cause de la souffrance des enfants dans les défaillances parentales et/ou dans la séparation elle-même. N. Tréglia fait l’hypothèse que si tant d’efforts sont déployés pour condamner ces « mauvais parents », c’est parce qu’ils révèlent ce qui rate toujours, un reste irrésorbable, celui de l’agressivité, rejeton de la pulsion de mort. Toutes les législations n’y changeront rien, mais, comme le propose Armand Zaloszyc, elles font tout de même suppléance au déclin de la fonction paternelle, suppléance insuffisante, certes, « mais, interroge-t-il, en est-il une autre qui soit vivable((Zaloszyc A., Du complexe d’Œdipe à l’intérêt supérieur de l’enfant, Le Point-virgule, n°7, novembre 1997, p. 98.)) ? »

Nuances

Si l’objet est structurellement et « éternellement manquant((Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 164.)) », les effets du manque d’objet dans la réalité sont-ils pour autant à balayer ? Les effets ravageants lorsque l’appel de l’enfant reste sans réponse et le cri sans signification, ne peuvent être ignorés. On ne naît pas tous dans le même bain de langage, les « carences de l’entourage symbolique((Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 519.)) » sont donc très variables. Certains ont davantage à faire à une eau croupie sans ossature symbolique où la question des places peut être tuée dans l’œuf. Le malaise est de structure, mais il y a une différence entre « l’épreuve de sa mort en tant que le sujet disparaît sous le signifiant((Tréglia N., « Référence à l’éthique psychanalytique dans un service de placement familial », op. cit., p. 51.)) », épreuve qui touche chacun, et le risque de mort réelle qu’un enfant peut éprouver au quotidien. Serge Cottet souligne ces nuances : « Dans l’affaire d’Outreau, les observateurs décrivent un univers sans commune mesure avec l’environnement cotonneux du petit Hans ou de l’enfant freudien ; un monde de brutes où nul roman familial ne saurait même prendre ses sources. Nulle règle, nulle loi, ni quoique ce soit du Nom-du-Père pour réguler une jouissance imposée aux enfants, qu’ils aient été mêlés ou non aux orgies. […] La promiscuité quasi animale qui nous est décrite semble exclure, par sa sauvagerie, toute possibilité de fiction((Cottet S., « L’enfant, ses “théories sexuelles”, son pédophile », La Petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 29.)) ».

Dès lors, comment articuler ce qui est de structure et ce qui tient du réel rencontré par ces enfants ? Comment, dans un tel environnement, faire le choix de l’aliénation signifiante ? À quoi s’aliéner ? C’est peut-être là que nous pouvons saisir le choix fait par un sujet qui relève de la dite débilité mentale telle que Lacan l’entend, c’est-à-dire flotter entre deux discours((Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 131.)), de n’être installé dans aucun discours.

Aliéné à soi-même

N.Tréglia repère également une dette inversée((Tréglia N., « Référence à l’éthique psychanalytique dans un service de placement familial », op. cit., p. 52.)) chez certains sujets qui considèrent, en raison de leurs malheurs, qu’ils n’ont pas à en répondre et que l’Autre leur est redevable, ne prenant alors aucune part dans ce qui leur arrive, perdant ainsi leur dignité. Ce n’est pas sans évoquer « la dette ravie » que Lacan expose en 1961 dans son Séminaire Le Transfert: « c’est la dette elle-même où nous avions notre place qui peut nous être ravie, et c’est là que nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés((Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 358-359.)) ». La dette symbolique que l’enfant contracte à l’égard de ses parents a, par la culpabilité qu’elle implique, une fonction de régulation, de tempérance du lien à l’Autre. L’idée de « leur devoir quelque chose » organise un rapport à la structure, donne une place dans l’Autre. Or, lorsqu’un sujet a affaire à un Autre hors-la-loi, non respectable où il ne peut se loger, le risque pour lui est d’être désarticulé du symbolique ( ou du langage ?). Figé dans le réel, il est « réduit à incarner une vérité essentielle((Dhéret J., « À propos de l’inceste », @-trait du CIEN, n°18, novembre 2020, p. 26.)) ». Comment peut naître un désir dans ces conditions d’aliénation à soi-même ? Comment construire un minimum de semblants et de possibilités de fiction ?

Un enfant dont les parents sont incarcérés et déchus de leurs droits m’a beaucoup enseignée à ce sujet. Il ne cesse de vouloir se décoller de ce passé et de cette assignation à l’enfant maltraité. S’appuyant sur le transfert, il tente de s’auto-nommer, il change l’orthographe de son prénom dès nos premières rencontres – ce qui est entériné par l’institution qui l’accueille. En outre, il use de mon bureau comme d’un espace de désintrication, constituant plusieurs dossiers pour que les rares paroles sur son passé ne contaminent pas ses productions présentes. En arrivant dans son nouveau lieu de vie, il dit être « choqué » par la façon dont Noël se fête. Cette fête de famille est, pour lui, associée aux débauches les plus sordides. Dès lors, il met beaucoup d’énergie à « sauver Noël ». Se mettre à croire au père Noël lui permet, pendant un temps, de rêver à une version du père à figure humaine envers lequel une dette peut se construire.

Responsabilité du sujet

N’est-ce pas au sujet lui-même qu’il revient de donner place ou pas aux événements survenus dans son histoire ? « À chaque génération sa responsabilité. Notre clinique respecte l’histoire, mais c’est une clinique de la séparation, puisque c’est une clinique du sujet((Dhéret J., « À propos de l’inceste », @-trait du CIEN, n°18, novembre 2020, p. 26.)) », indique Jacqueline Dhéret. Charge à l’analyste de maintenir vivante l’énigme de ce qui, précisément, fait traumatisme pour un sujet, sans a priori et sans prédiction du passé. C’est ce que propose le discours analytique dont le savoir est « toujours devant, à construire, au cas par cas((Marty M.-C., « Le CIEN et l’enfant placé », Péril en la demeure. Dans le vif des pratiques avec les enfants placés et les familles, publication du CIEN, 2023, p. 6.)) ». C’est une éthique exigeante, mais qui permet de se décoller du pathos aveuglant des situations rencontrées. N. Tréglia ponctue son texte avec les mots d’Eugénie Lemoine-Luccioni pour qui les humains n’ont pas le choix : « il faut qu’ils demandent à vivre ; sévère impératif dont la psychanalyse maintient l’exigence((Lemoine-Luccioni E., Psychanalyse pour la vie quotidienne, Paris, Navarin, 1987, p. 16, cité par N. Tréglia N., in « Référence à l’éthique psychanalytique dans un service de placement familial », op. cit.)) ». Misons sur cette demande qui s’exprime souvent à corps et à cris chez des enfants dont les comportements bruyants ou les symptômes leur permettent de s’extraire, a minima, d’un environnement parfois innommable. C’est ce qui nous permet de parier sur une certaine responsabilité de ces enfants quant à leur placement.