Enfant placé, prendre place [1]

La question de savoir ce qu’est un enfant placé insiste dans l’atelier « Enfant séparé ». L’expression enfant placé vient du discours courant et se réfère à une dimension juridique.

Dans le cadre de la protection de l’enfance, un juge peut confier un enfant s’il considère que le maintenir dans son environnement familial l’expose à un danger. Si l’État, l’Aide sociale à l’enfance (ASE), via la justice, se situe légitimement dans le registre de la protection, que peut-on dire de l’enfant placé ? Avec Lacan, posons-nous ces questions : l’enfant placé existe-t-il ? Qu’est-ce qu’un enfant placé ? Quel lien y a-t-il entre l’enfant et l’Autre ? Comment accueillir la parole de l’enfant ?

 

Partons de l’enfant

Le lien à l’Autre est de structure : « être subjectivé, dit Lacan, c’est prendre place dans un sujet comme valable pour un autre sujet((Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 285.)) ». Pour la psychanalyse, tout enfant – et plus généralement tout parlêtre – est déterminé par le langage. Cela évoque la célèbre phrase de Lacan selon laquelle « le signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant((Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 185.)) » tout en soulignant que la subjectivité n’opère que dans un lien à l’Autre. Il n’y a pas de subjectivité en soi. Au fil de l’enseignement de Lacan, ce concept d’Autre évolue. Il est d’abord examiné dans le registre du langage, en tant qu’il représente « le trésor du signifiant((Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 806.)) », le système symbolique qui pré-existe au sujet. Il est supporté par les figures de l’Autre parental, auxquelles le sujet a affaire.

Puis plus tard, s’orientant vers le réel, Lacan met au jour l’inexistence de l’Autre. Il s’en déduit alors que ce lien se fonde sur lalangue qui, elle, concerne le corps((Cf. Sommer-Dupont V., « 1er argument vers la 7 Des parents en question ! », argument vers la 7e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, disponible sur internet.)) . Le sujet est définit comme sujet de l’inconscient. Il en résulte que la dimension du hiatus, de la coupure est là d’emblée. Il n’y a  pas de dernier mot dans le langage, pas d’équivalence de soi à soi, pas de lien direct entre le sujet et l’Autre : « La relation du sujet à l’Autre s’engendre tout entière dans un processus de béance((Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit.)) ».

Cette phrase de Lacan renverse notre question première. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est un enfant placé, mais comment chaque enfant prend place dans l’Autre. Ceci souligne l’acte, la part prise, la responsabilité de l’enfant. Le signifiant de l’Autre marquant le corps, l’enfant n’a d’autre choix que de chercher à répondre de ce réel.

 

Prendre place

Que le sujet soit lié à l’Autre n’oblitère pas la nécessité qu’il prenne place. La question de la subjectivité de l’enfant est liée aux questions qu’il pose et à la réponse de l’Autre. Lacan nous soumet certaines questions des enfants : Qu’est- ce que courir ? Qu’est-ce que taper du pied ? Par ces anodines questions, apparaît chez l’enfant « la question comme telle((Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, , op. cit., p. 285.)) ». Nous sommes en difficulté pour y répondre, car nous savons, avec Lacan que, fondamentalement et de structure, le signifiant est manquant. Il n’y a pas de réponse. Il y aura toujours un écart entre le mot et ce qui veut être dit. C’est justement avec ces questions qui ne trouvent pas de réponse que l’enfant éprouve de plus près ce réel, qu’il prend du « recul par rapport à l’usage du signifiant lui-même((Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op. cit., p. 286.)) ». Ces questions convergent vers la question de son être : Que suis-je ?

 

Que répondre à l’enfant ?

Lacan est catégorique, il enjoint les analystes à « l’empêcher de se répondre((Ibid., p. 287.)) » : Je suis un enfant. Accepter cette réponse l’assignerait à sa position d’enfant, cela ferait alors consister le mythe de l’adulte, ce qui participerait à « la répression psychologisante ». Lacan parle même d’« escroquerie sociale ».

Accepter Je suis un enfant fait écho au thème des 52e journées de l’École de la Cause freudienne consacrée à Je suis ce que je dis. Peut-on enfermer l’enfant dans ce qu’il énonce ? Dès son premier Séminaire, Lacan affirme que l’on ne peut pas faire signer à l’enfant ce qu’il dit((Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 236.)) . À lire cette phrase à la lettre, Je suis un enfant, n’équivaut à rien d’autre qu’à : Je ne suis rien d’autre que moi qui parle, et, actuellement, je suis un enfant.

Lors d’une journée d’études à Saint-Brieuc sous le titre « L’enfant et ses placements », nous avons converser avec deux juges pour enfants. Ils ont fait entendre la complexité de leur position dans l’accueil de la parole de l’enfant et la difficulté qu’il y a, à partir de cette seule parole, à évaluer le danger potentiel du maintien de l’enfant dans sa famille. Les cas cliniques ont mis en lumière de singulière comment chaque enfant peut prendre place, se placer de manière nouvelle, via l’appui sur le transfert, dans l’Autre auquel il a affaire. Valeria Sommer-Dupont a souligné la manière dont le parent répond, se rend responsable de l’énigme du corps sexué que l’enfant, avec son existence, présentifie. Car la question de l’enfant  Que suis-je ? renvoie à la place qu’occupe l’enfant dans le désir de l’Autre. Permettre au parent de s’interroger sur la question : Quest que je me veux pour mon enfant ? Quest-ce que je veux de « moi » pour lui ?peut instaurer un espace dans le lien parent-enfant, peut le mettre en question.

La position de celui à qui s’adresse la parole de l’enfant est cruciale. Elle nécessite de prendre acte que l’enfant est marqué par le signifiant de manière indélébile, que le signifiant de la vérité n’existe pas. Ainsi, le signifiant dernier manque : aucun signifiant ne pourra jamais dire l’être de l’enfant. Il s’agit alors de prendre acte que, parce qu’il n’existe pas, l’Autre n’a pas la réponse – c’est alors prendre acte que le sujet est énigme.

Ainsi, rencontrer, accueillir, un enfant placé, en institution ou en famille, consiste à s’engager avec lui sur le chemin de l’énigme, et implique de l’accompagner à formuler plus précisément ce qui fait sa question. « Au que suis-je ?, il n’y a pas d’autre réponse au niveau de l’Autre que le laisse-toi être((Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op. cit., p. 288.)) ».

[1] Texte paru dans le Zappeur vers la 7e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, n°18, revu pour la présente publication.