Juge pour enfant :
interpréter la loi

 L’enfant, sa parole

Adeline Suanez — En tant que juge des enfants, vous êtes amenée à entendre des enfants dans le cadre d’audiences. Comment cette parole, celle de l’enfant, est-elle prise en compte ? Quel statut lui donnez-vous au regard des décisions qui vous incombent ?

Edwige Kouassi — La loi ne met pas de cadre pour le recueil de la parole de l’enfant devant le juge des enfants, c’est l’une des fonctions où elle laisse la plus grande part d’interprétation à la personnalité du magistrat. Il y a autant de façon d’incarner la fonction de juge des enfants que de juges des enfants. Certains collègues veulent voir tous les enfants, du nouveau-né à celui qui a dix-huit ans ; d’autres s’arrêtent à la notion d’enfant discernant, c’est-à-dire que nous n’entendons pas les enfants en dessous d’un certain âge, ou alors exceptionnellement lorsque les enfants le demandent. La parole de l’enfant n’est pas évidente à recueillir. La façon dont on pose les questions peut parfois influencer la manière dont les enfants vont répondre. Ma pratique est évolutive dans les entretiens avec les enfants, demain ce sera peut-être encore différent. En fonction de ce que me dit l’enfant, je lui demande : « Donc toi, cela te convient la manière dont cela se passe avec papa, avec maman ? » Cela permet à l’enfant d’affiner un peu les choses, sans le mettre en situation de répondre à la question de savoir « s’il veut ou non rester placé ». Selon moi, la façon de poser les questions est importante. L’idée serait de ne pas influencer trop la parole de l’enfant, mais d’avoir une jauge pour savoir comment se sent cet enfant par rapport à cette notion de danger, pour pouvoir prendre ensuite la décision la plus adaptée à cette situation.

Le lien avec la famille

Élodie Boyer — Certains enfants témoignent du fait d’être en difficulté lors des rencontres avec leurs parents. Pourquoi alors maintenir un lien ? À quoi cela correspond pour vous ?

Edwige Kouassi — La loi française, la protection de l’enfance donnent la primauté au maintien du lien parent–enfant. Et la fonction du juge des enfants est une fonction qui fait le grand écart entre différents principes pour essayer de les concilier entre eux. À la fois le juge des enfants a pour fonction, face à l’administration qui représente l’aide sociale à l’enfance, de préserver les droits des parents, mais aussi de tenir compte de l’intérêt de l’enfant. Et celui-ci parfois ne va pas avec les droits des parents. Le droit au maintien des liens familiaux, c’est l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : le droit à la vie privée, à une vie familiale « normale », c’est-à-dire les enfants avec les parents. Les enfants comme les parents ont ce droit-là. En France, c’est cela la primauté au lien parent–enfant. Tout le travail éducatif et l’office du juge des enfants est de maintenir les parents dans leur fonction. Cela mène parfois à des situations où les enfants, eux, ne veulent plus de ce lien-là ou n’en ont plus besoin pour grandir. C’est là que notre office, en tant que juge des enfants, prend tout son sens. Là encore, la personnalité du juge va beaucoup influencer.

Christelle Sandras — Le juge des enfants a donc une position délicate, car l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant est redoublée par le fait que la notion de danger est elle aussi très floue et demande là aussi votre appréciation.

Edwige Kouassi — La Loi a beaucoup évolué, nous sommes passés de danger primaire – sécurité physique, etc. – à un danger qui est de plus en plus protéiforme. C’est cette notion-là qui fait dire que nous avons le plus d’arbitraire, cela dépend vraiment de la perception de la situation. Et au-delà de notre perception, chaque enfant, dans la même situation donnée, face à la même menace, ne développera pas les mêmes symptômes, c’est vraiment à saisir aux cas par cas.

 

L’effet du placement

Élodie Boyer — Avez-vous pu mesurer l’effet d’un placement que vous avez prononcé, pour les enfants et pour les parents ?

Edwige Kouassi — Sur cette question, les réponses risquent d’être extrêmement larges en fonction de chaque enfant sur chaque placement, si bien qu’il est difficile de répondre. Parfois le placement va recréer une unité familiale dans les familles séparées, avec le service, le juge et d’autres fois, en effet, la séparation physique permet la séparation psychique.

Cette conversation nous enseigne sur la position de juge pour enfant, dans les situations de placement. S’il est attendu que le juge pour enfant applique la loi, Edwige Kouassi précise que chaque juge incarne de manière singulière cette fonction, et ainsi accueille et évalue la parole de l’enfant et de ses parents.