Parler de son histoire à l’enfant

La finesse du roman de Catherine Benhamou 5 secondes[1], inspiré d’un fait réel, est de faire se croiser les destins de trois personnages.

Ce jour-là, le jeune trentenaire qui fait le mort reclus chez sa mère, se risque à prendre l’air. Dans le RER, il a remarqué la jeune mère, le « front appuyé contre la vitre[2] ». Il l’aide à descendre sur le quai, sans présager que la présence de son enfant l'embarrassait davantage que la poussette. Les portes se referment et la mère disparait dans la cohorte des voyageurs. Le jeune homme reste sur le quai avec l’enfant. Dans l’espoir du retour de la mère, le jeune homme sensible au poids des mots, raconte une histoire au nourrisson, celle du petit Poucet ; l’enfant s’endort. Il le console autant qu’il se console en habillant ce moment ubuesque d’une histoire qui construit un abri de circonstance : celui de la présence dans l'absence, de la voix qui accompagne de quelques mots le sentiment d'être perdus. Ils restent là « comme deux frères, à écouter les sons de la vie et le silence, et [les] battements de cœur, sans aucun caillou dans les poches, aucune miette pour revenir en arrière[3] ». Il a fallu trois jours à la jeune mère pour faire taire[4] les voix qui martelaient dans sa tête et pour se rendre au commissariat avec « ce sentiment confus d'avoir tout perdu[5] », son sac, ses papiers, ses chaussures, son téléphone... son enfant. Depuis l'accouchement, elle ne « pouvait pas s'arrêter de pleurer sur sa vie perdue. C'est normal avait dit la sage-femme, c'est le baby-blues, ça arrive souvent aux jeunes mamans, […] ça va passer[6] ».

Avec ce livre, C. Benhamou fait passer l'enfant du statut d'objet à celui de sujet pris dans le désir non anonyme d'un autre et illustre de manière subtile que nul n'est prisonnier de son histoire, mais que chacun est assujetti au destin de ce qui a fait marque inconsciente.

En effet, naît pour le jeune homme un souci pour l'enfant, objet comme lui d’un réel indicible. « Tu dois te souvenir que ce délaissement n'est pas caractérisé, ça veut dire que ce n'est pas […] un abandon. J'ai pensé qu'il fallait que je te dise ça avant que ce mot abandon n'ait eu le temps de répandre son poison dans tes veines[7] ». Lors de l’audience chez le juge des enfants, le jeune homme a remarqué que la mère est parcourue d’« un léger tremblement sous sa peau. Mais pas de sourire, aucun sourire. […] elle n'a pas souri, c'est important que tu le saches[8] ». Le jeune homme ne peut qu’y être sensible, lui qui tremblait devant les enfants prédateurs de la cour d’école qui le malmenaient. C'est le tremblement sous la peau de la jeune mère qui condense le « rapport du sujet avec ce qu’il est comme a[9] ».

Bien qu'il s'agisse d'un roman, nous pourrions dire que le narrateur vibre désormais de souci pour l'enfant. Se séparer de sa position – faire le mort – pour s'expliquer, n'est-ce pas cela aussi, quitter le monde de la petite enfance ?

 

[1] Benhamou C., 5 secondes, Paris, Éditions des Femmes Antoinette Fouque, 2024.

[2] Ibid., p. 38.

[3] Ibid., p. 39.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 23.

[6] Ibid., p. 22.

[7] Ibid., p. 6.

[8] Ibid., p. 9.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 130.