Une chance d’inventer sa famille*

Une ouverture. La famille, l’enfant.

Prenons le parti de considérer que dans notre pratique nous avons plus affaire à la famille et à l’enfant, qu’à une famille et un enfant. La famille n’est pas une famille, c’est-à-dire que la famille n’est pas indéterminée, indéfinie. L’enfant n’est pas n’importe quel enfant, c’est celui de la famille, c’est-à-dire défini. Ce n’est pas la même chose, mais pour autant cela demande un mouvement, un certain effort de passer de l’un à l’autre, de l’indéfini, au défini, de dire la famille plutôt qu’une famille, l’enfant plutôt qu’un enfant. De le préciser porte à conséquence.

Une famille, en droit, n’est plus celle relevant de l’autorité paternelle, mais celle de l’autorité parentale. Père et mère sont recouverts sous le terme de parent, de parentalité. L’enfant, celui dont nous nous occupons est pris dans ce changement avec pour incidence que l’enfant et la famille sont appelés à de nouvelles places : celles d’un parent et d’un enfant. L’homme qui, à l’occasion, peut être père et la femme, qui à l’occasion peut être mère, sont des parents, au sens où l’exigence parfois féroce du social les y convoque. L’enfant aussi a affaire, comme le dit Jacques Lacan, à cet ordre de fer du social [1]. Pour l’enfant, il y a une attente : celle de répondre à ce que doit être un enfant, à un idéal de l’enfant : gentil, obéissant, satisfaisant… Pour le parent, s’il échoue à sa fonction de parentalité, c’est qu’il y a quelque chose de pas normal, qui dysfonctionne, pour reprendre un mot de notre modernité. Il y a, en quelque sorte, un pousse-à : à avoir un enfant normal, à être une famille comme tout le monde. Cette attente du social masque bien souvent que d’être parent ou enfant est un fait de discours. C’est-à-dire comme un effet, un produit du lien social d’une époque. Cette prise dans le discours s’entend d’ailleurs dans les familles dont les enfants sont placés. Comme dans cette vignette issue d’une conversation inter-disciplinaire où cette mère reproche à l’éducatrice de chercher un stage pour sa fille. Elle est dessaisie, de son rôle de mère. Un renversement du discours est alors nécessaire : « vous pouvez, en effet, vous en occuper », pour que la mère consente à ce que l’éducatrice s’en charge. Cela nécessite d’accueillir l’impasse de cette mère et dans le même mouvement de laisser une place à une ouverture.

Un autre nouage est possible

Prenons acte de ce changement, de cette mutation pour la famille. Comment accueillir alors l’enfant ou le parent qui n’apparaît pas en mesure de prendre à sa charge cette mutation ? Du côté de l’enfant, des symptômes apparaissent, du côté des parents c’est un manque de savoir-faire avec leur enfant. Comment faire avec l’angoisse de l’enfant et l’agitation qui surgit dans son corps, ses affects ? Comment accueillir la détresse, la colère, la revendication des parents ? Quand l’institution famille, qui a pour visée la régulation et l’ordonnancement des pulsions, ne se présente plus ou pas comme un lieu où un traitement de l’insupportable, de l’excès, peut s’opérer, alors, l’enfant peut être confié à une autre institution. À partir de ce déplacement d’une institution à une autre, l’enfant peut se voir nommé par le discours social comme étant mal-traité et le parent mal-traitant. Comment maintenir un écart pour que le social ne vienne pas fixer l’enfant et le parent à la maltraitance et que celle-ci puisse se dire au singulier ? L’Autre du social a beau dire ses exigences, ses normes, ses règles en terme de compétences, quelque chose rate toujours entre ce qui est attendu et le réel pour chacun. Ça cloche. C’est à partir de cette clocherie qu’un accueil au-delà du social, au-delà des représentations, des injonctions est possible. Accueillir peut avoir cette autre visée. Cela peut être d’accueillir des mots, des paroles, le texte singulier de chacun. L’enfant aura alors la possibilité d’habiter un autre foyer, où il aura à sa charge, avec d’autres, de venir habiller l’impossible à supporter.

L’enfant placé et ses partenaires

Nous pouvons considérer l’enfance, le temps de l’enfance, comme un lieu, un temps, où l’enfant expérimente, mais où il peut aussi loger ses questions, son être. En inventant un lieu à lui, à sa main, l’enfant peut faire surgir des possibles, mais pas tout seul/pas sans l’autre ! Ce possible peut s’attraper, se saisir, à partir de ce qui cloche, dans ce qui fait symptôme pour un sujet (enfant, père, mère, grand-père, grand-mère…). Car si les symptômes apparaissent souvent comme une impasse dans l’accompagnement, comme insupportable pour le partenaire de l’enfant, ils offrent également un point d’appui pour le travail. C’est une boussole pour se repérer indiquant la voie pour être au plus près de la parole de l’enfant, mais aussi de comment sont parlés, par cet enfant, ses parents. Il n’y a pas un savoir sur ce qui se transmet d’un parent à son enfant, ce qui peut à l’occasion laisser le sujet désarrimé ou dans le désarroi. Il y a par contre des mots qui marquent, qui font traces et qui restent. Une éducatrice évoquera avec finesse, lors d’une conversation dans le laboratoire Tokonoma, une jeune femme qu’elle accompagne dans un service de prévention et qui a entendu sa mère depuis toute petite lui dire « tu es autiste », l’isolant de toutes relations. Cet insigne de l’Autre maternel est devenu un appui pour cette jeune fille. « Je suis autiste » est une amorce pour se présenter à l’autre. Elle peut, à partir de cette nomination, prendre la parole à condition que celui à qui elle s’adresse ne cherche pas à comprendre, à affirmer ou infirmer son « je suis autiste ». L’adresse à un autre qui accuse réception peut faire rencontre : elle peut déplier ce qui l’affecte, et dans le même mouvement s’autoriser à déployer ses solutions. Un projet, un nouveau texte peut alors s’écrire.

Sortir de l’impasse

L’introduction d’un Autre moins asphyxiant pour l’enfant à partir d’une rencontre, peut permettre de donner un certain bord à ce qui ne peut se dire, habillant davantage l’insupportable. Comme pour cet enfant, dont la mère ne pouvait supporter d’être séparée de lui jusqu’à son placement, qui se questionne : « j’aimerais bien savoir si je suis polonais. Je ne sais pas quelle langue elle parle ma mère ».

Si pour l’enfant une issue peut s’apercevoir dans la rencontre, en prenant appui sur ce qui fait symptôme pour lui, qu’en est-il pour le parent, la famille ?  Considérer le parent, comme un sujet, avec ses symptômes offre aussi la possibilité d’accueillir une parole. Et parfois être parent, père ou mère, est de l’ordre de l’impossible. Y croire au symptôme, permet de se décaler de la recherche de vérité et de s’alléger d’un pousse-à travailler avec la famille, tout en mettant l’accent sur ce qui ne peut encore se formuler.

En prenant en compte ce qui cloche pour l’enfant, nous lui laissons une chance d’inventer sa famille afin qu’il puisse trouver un point d’ancrage en adressant sa question à un désir qui ne soit pas anonyme.  

 

* Ce texte a été écrit au cours d’une formation du CIEN qui a eu lieu en septembre et octobre 2021 dans une Maison d’Enfants à Caractère Social dans le Lot. N. Jeudy, du Laboratoire Tokonoma à Montluçon, y était formateur avec Fabrice Ferry du laboratoire de Metz.

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit