L.G.B.T.Q.Q.I.2.S.A.A….

Mais enfin, que se passe-t-il ? Que nous vaut cette efflorescence extensible d’identités depuis…une dizaine d’années, qui enflent de mois en mois, qui s’étendent dans les jeunes générations au point que le binaire masculin-féminin s’en trouve remis en question ?

L’état, la justice, la médecine ont suivi ces bouleversements en France avec une certaine bienveillance, au point de rendre aisément réalisables les changements corporels et les changements d’identité. Mais la société n’est pas seule responsable de ce phénomène. Elle y répond plutôt.

Plusieurs fois par semaine, je reçois des demandes de consultation sur le mode suivant : « Bonjour, je souhaiterai un rendez-vous avec vous :  Je suis en transition. » Cette phrase peut être entendue de bien des façons :

  • Le sujet ne vient pas demander, il vient dire ce qu’il est.
  • Le sujet indique un work in progress, flou. Ce flou reflète une certaine indétermination, le sujet sait qu’il est pris dans un mouvement, une trajectoire mais il ne sait pas vraiment vers quoi il va. Il vient dire sa nécessité de transition.

Un nouveau Cogito

Lors du dernier Congrès de l’Ecole de la Cause freudienne en 2022, Jacques-Alain Miller a donné la formule de notre temps, qu’il a nommé Dico, pour faire résonner le Cogito catésien : « Je pense donc je suis ».

Il a proposé « Je suis ce que je dis. », phrase qui dénote un déni de l’inconscient.

L’articulation cartésienne de l’être et de la pensée relève d’une distinction radicale entre le réel et le langage, mais aussi d’un lien inséparable.

Lacan avait déjà rectifié le Cogito en proposant : « Là où je pense je ne suis pas » et « Là où je suis-je ne pense pas. » pour stigmatiser le fait qu’il ne peut y avoir de coïncidence dans le sujet entre l'être et la pensée mais plutôt une disjonction.

Le nouveau Dico témoigne d’une nouvelle direction prise dans nos sociétés.

« Je suis ce que je dis » met en lien l’être et le dit, l’être et la parole. Il suffit de dire pour être.

Je dis que je suis en transition, donc je le suis.

Cette croyance d’une continuité, d’une communication entre la parole et l’être est une erreur. C’est l’erreur que Lacan relève déjà dans Le Séminaire Livre XIX, Ou pire…à propos du transsexualisme. Le transsexuel refuse le lien indissociable entre le signifiant et la jouissance « il ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel » et il résout la question dans le réel, par la transformation de son corps.

La démonstration d’Almodovar

Le film de Pedro Almodovar, en 2011, La piel que habito démontre avec brio en quoi consiste cette erreur.

Vicente, victime de la vengeance d’un chirurgien « déterminé » est pris en otage et se réveille Véra, transformé en femme, avec un corps de femme, un sexe de femme et une « nouvelle peau ». Vera apprivoise peu à peu cette nouvelle image, elle s’efforce de consentir à se représenter comme femme. Elle finit par se laisser séduire par son bourreau, mais elle le tue quand elle tombe par hasard dans un journal sur une photo de l’homme qu’elle était avant. Au cours du film Vera parait de plus en plus identifiée à son nouveau genre. Mais le bouclage du film, son point de capiton, s’entend dans la courte phrase que Vera dit à sa mère qui ne peut la reconnaitre. Elle arrive chez sa mère, revêtue des semblants de la féminité, jolie robe et maquillage et lui dit après un long temps de silence : « Soy Vicente. »

« Je suis Vicente », de toujours pour toujours, à jamais dans la peau d’une autre, revêtue de son enveloppe féminine.

Ce film, remarquable, prouve, par extension, que pour un homme « en transition », dire « je suis une femme », ne suffit pas à ce qu’il le devienne.

Ce film préfigure le nouveau dico de ce siècle débutant, apporté par Jacques-Alain Miller en 2022 : « je suis ce que je dis » qu’Almodovar anticipe avec précision et justesse. C’est un contre-exemple.

Il pointe l’erreur que Vicente démontre. Vicente - Vera affirme le lien indissociable entre l’identification et la jouissance du corps.

Les sujets « en transition » veulent une nouvelle identité de genre avec une volonté d’avoir, dans le réel, un corps qui s’accorde à cette identité.

De ce fait, ils se construisent un nouveau corps dans le réel, répondant au signifiant identitaire de genre qu’ils se sont choisis, commettant l’erreur de croire qu’ils peuvent faire fi de la jouissance attachée, de toujours, à ce corps.

Le sujet en transition ne remet pas en question son projet. Il avance dans des directions diverses avec des transformations propres à chacun(e).

Mais la plupart du temps, plus il avance, plus il se déprime, jusqu’à des épisodes dépressifs sévères. Le sujet a pensé trouver une solution à son mal-être en agissant sur le réel du corps. Il agit suivant le nouveau Dico mais le mal-être était ailleurs ou en partie ailleurs. Il ne remet pas alors en question ce qu’il a fait, mais en conséquence il va mal.

L’éloignement du binaire sexué

Cette multiplication sans fin des sigles tentant de définir une position genrée aboutit à une remise en question de la binarité Homme-Femme.

Nous nous éloignons à grands pas du modèle freudien de l’Œdipe qui donnait la logique du modèle masculin - féminin.

L’enseignement de Lacan des années 50, sa théorie signifiante, dégageait un Autre majuscule qui avait comme référent principal le père. Le « Nom-du-Père » était alors un signifiant qui instaurait la loi dans l’Autre. Il était l’élément qui donnait un appui et une garantie au sujet dans son rapport au langage.

L’Autre symbolique, ordonnateur de la vie du sujet, était considéré alors par Lacan comme ayant toutes les réponses parce qu’il contenait tous les signifiants auxquels le sujet pouvait faire appel.

Cet Autre, quelques années plus tard, a été considéré par Lacan comme incomplet. Il l’a barré, ce qui signifiait qu’il manquait un signifiant dans l’Autre.

Cet apport est venu lier le Nom du père et la castration.

Cette place donnée alors par Lacan au père a eu pour conséquence de limiter sa puissance. Il ne s’agissait plus tellement de faire le père mais bien plutôt de se tenir dans une position de discours, de mi-dire, susceptible d’ouvrir à l’enfant la voie du désir, un père qui, par sa parole, était porteur de la transmission de la castration. En effet un sujet qui s’identifie au signifiant du nom du père s’inscrit dans un rapport au manque dans l’Autre, mathémisé   par Lacan sous le terme d’Autre Barré.

L’Autre barré remet en question le signifiant du nom du père comme Autre, en y incluant la castration.   Le père symbolique devient le transmetteur de la castration, le transmetteur du manque. Le pouvoir et la puissance du père s’en est ainsi trouvée reconsidérée.

Cette destitution de la place du père, déjà constatée par Freud dés « l’interprétation des rêves » et très renforcée ensuite par Lacan par sa théorie signifiante, s’est vérifiée au fil des décennies, par des effets majeurs dans nos sociétés sur ce qu’on nomme le patriarcat.

La fonction symbolique du père et ses valeurs se sont peu à peu effondrés dans nos sociétés. Ce manque d’appui sur un Autre aux valeurs traditionnelles n’a pas été sans conséquences.

Aujourd’hui, sans l’appui de l’identification au père symbolique, le sujet reste seul, avec sa jouissance, ses jouissances, ses plus de jouir hors castration, c’est ce que Jacques-Alain Miller a nommé « l’Un tout seul » qui jouit dans sa solitude. Le sujet est en panne d’Autre.

Jusqu’à ces dernières décennies, l’identification œdipienne au père offrait au sujet une voie tracée dans l’existence, modulée par le fantasme de chacun. Le signifiant du père n’étant plus aujourd’hui un signifiant maitre, le sujet doit choisir parmi les multitudes de signifiants à sa disposition, auxquels il peut s’identifier et en faire des signifiants maitres pour lui, au moins pour un moment.

Une liberté, pas sans prix à payer

Le choix est libre, mais cette liberté n’est pas aisée pour autant. Elle peut virer à l’indétermination, à l’inhibition, voire à l’errance et à la dépression.

La dépression aujourd’hui n’est pas la mélancolie des romantiques.

Il s’agit plutôt dans les jeunes générations d’une position mélancolique dans l’existence, une interprétation du sens de la vie comme un monde « pauvre et vide », sans perspective, une sorte de rejet de l’existence.

La dimension du désir est peu présente chez ces sujets, Ils sont en difficulté d’aliénation avec le signifiant vital qu’est le phallus, ils sont en manque d’appétit de vivre, en revanche ils sont fixés à la pulsion de mort qui est leur objet de prédilection sous des formes très diversifiées.

Ne pas être engagé dans le lien au désir de l’Autre maintient le sujet dans diverses jouissances qui le maintiennent dans la stagnation. Ils sont souvent pris entre le vide et l’angoisse, affect le plus prompt à signaler la proximité du réel, sans recours possible au symbolique et à l’Autre.

La modalité la plus fréquente de défense contre cette pente mélancolique est chez ces jeunes sujets l’addiction, les addictions.

Le sujet déprimé, enfermé dans sa solitude, sans attache à la vie, sans projet, sans appui sur le discours de l’Autre, trouve un objet de jouissance qui le satisfait, répétitivement, et sans limites.

Jacques-Alain Miller dans un cours du 3 avril 1997, « l’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » avait donné quelques éléments sur l’addiction, à partir de la toxicomanie : Le toxicomane, l’addict, est « addict pour n’avoir pas à dire » disait Jacques-Alain Miller dans ce cours.  Il disait aussi que la toxicomanie n’est pas un symptôme, au sens où elle n’est pas prise dans une articulation de langage, au sens où le sujet ne s’y intéresse pas comme quelque chose à déchiffrer.

Le lien entre l’addiction et le trouble de l’humeur se vérifie très souvent dans la clinique. Dans la plupart des cas c’est le vide de la dépression qui pousse à l’addiction. Le sujet se défend de la dépression par l’addiction.

Si l’on se donne la peine de fouiller les causes subjectives de ces conduites addictives, on découvre souvent de façon plus ou moins sous-jacente un trouble de l’humeur.

La dépression est pour Lacan un renoncement à bien dire, à se situer dans un rapport éthique à la structure de langage et à l’inconscient. Cette lâcheté morale est un lâcher pris avec le désir.

L’addiction, cette réitération d’un jouir hors sens est un mode de défense contre la mélancolie, car c’est une satisfaction solitaire dans un monde sans Autre, mais une satisfaction qui suspend le rapport mortel avec l’objet de la mélancolie.

Ponctuation

Cette multiplication sans limites des identifications genrées commettant l’erreur de croire que le sujet peut manier ses modes de jouissance à son gré, remet en question non seulement le binaire traditionnel homme-femme, mais aussi la question de l’amour et du désir. Un choix de genre ne décide pas d’un choix sexué. La clinique nous le démontre. L’égarement de ces sujets quant à l’orientation de l’amour et du désir les laisse bien souvent dans la solitude de leur choix.

Le psychanalyste aujourd’hui a à prendre position à l’égard de cette nouvelle donne. Il doit entendre les identifications multiples produites par le sujet et lire la jouissance qui y est attachée. Il doit continuer à soutenir ce lien complexe mais indissociable entre le signifiant et la jouissance.

 

Article paru dans Le Journal des psychologues 2023/5 (N° 406)

https://www.cairn.info/panier.php?ID_ARTICLE=JDP_406_0023