« Pas si simple »

La question des enfants trans soulève, comme l’énonce Jacques-Alain Miller, celle du « privilège de l’écoute sur l’interprétation((Miller J.-A., « L’écoute avec et sans interprétation », Lacan Web Télévision, 2021, disponible sur Youtube. Cf : La Cause du Désir, n°108, « Pas d’écoute sans interprétation », juillet 2021. ))» conduisant à un « je dis donc je suis((Formulation de Jacques-Alain Miller lors de Question d’École « Tout le monde est fou, la dépathologisation de la clinique », ECF, 22 janvier 2022.))». C’est ce dont témoigne sur les plateaux de télévision une mère engagée dans une procédure de changement de prénom pour son enfant auprès de l’état civil, changement qui lui a été refusé ; quand on s’étonne qu’à un si jeune âge, on sache qu’on n’est pas à sa place, elle déclare : « Rentrez dans une classe de deuxième année de maternelle et demandez-leur [aux enfants, quelle est leur place parmi les filles ou parmi les garçons], il n’y en a pas un qui se trompe((« Lilie, enfant transgenre de 8 ans explique son combat pour devenir une fille », TPMP, 17 mars 2021, disponible sur internet.))». 

À l’endroit particulièrement délicat de la sexuation chez les enfants, le malaise singulier du sujet semble avoir emprunté une voie d’expression dans le discours contemporain sur la « transidentité ». Plutôt qu’une certitude, c’est ce malaise qui est à mettre au jour, amenant sans cesse à défaire le savoir acquis. Dans cette perspective, nous étudierons la tension entre sujet de droit et sujet de l’inconscient. 

L’appel fait au droit 

Le choix du sexe ne se fait pas sans l’effet du discours, dont le sujet procède en ce qu’il est parlé. Cette rencontre des sujets avec les signifiants LGBTQI+ se fait donc parmi le défilé qui circule dans les cours d’école et sur les réseaux sociaux. Notons que Youtube a servi de plateforme à ceux qui, ayant bien cerné que la jouissance est bizarre, cherchaient une normalisation. Nombre de sujets font part de cette recherche de désignation par l’Autre qui les calme un temps, rangeant la clocherie du côté de la norme, voire faisant parfois passer l’Autre du droit comme garantie((Laurent D., « L’ordinaire de la jouissance, fondement de la nouvelle clinique du délire », La Cause du désir, 98, mars 2018.)). « Cet Autre du discours juridique, écrit Dominique Laurent, doit garantir la distribution de la jouissance qu’offre la civilisation à partir des semblants. » 

Dans certains cas – pas dans tous, soulignons-le –, l’appel à cet Autre du droit fait barrage à la parole. Je dirais même qu’il réalise un discours sans dire. Il est une folie, en ce que la folie est, dit J.-A. Miller, « folie de la compréhension, folie de la communication((Miller J.-A., « Enseignements sur la présentation de malades » inCas rares : les inclassables de la clinique, Agalma, coll. Le paon, 1997, rééd. inBiagi-Chai F., Traverser les murs. La folie, de la psychiatrie à la psychanalyse, Imago, 2020.))». Compréhension et communication relèvent de la norme mâle de laquelle la psychanalyse se distingue par sa position de ne pas comprendre afin de conduire à la parole du sujet et d’introduire un écart entre ce qui se dit et ce qui s’entend. La clinique analytique n’est pas la clinique du maître car l’analyse s’avance au-delà de des types cliniques répertoriés ou admis, elle est une éthique qui considère non seulement les ressorts inconscients, mais surtout le réel de la jouissance. Dans « La place de la psychanalyse dans la médecine » de 1966, Lacan situe les choses ainsi : « La dimension éthique est celle qui s’étend dans la direction de la jouissance. » En ce point-là nous sortons du paradigme du normal et du pathologique qui ne sont pas des concepts analytiques((Conversation avec A. Pfauwadel et D. Guyonnet lors d’une soirée préparatoire aux J51 à Montpellier en juin 2021. )).

Cela nous a permis d’orienter le trajet d’un entretien préliminaire avec un sujet qui avançait, dans sa présentation, l’a-genre comme une évidence le concernant. La séance s’est terminée sur son dire : « J’aimerais quand même travailler sur mon rapport au corps, car ce n’est pas si simple. » La position de ne pas comprendre telle que nous venons de la déplier a pour effet de suspendre un temps la certitude pour atteindre, avec modestie, un « pas si simple » qui rouvre la question. 

Face à un droit qui évolue à toute vitesse quant aux modifications du prénom et du sexe, la question de l’état civil, des papiers d’identité, est en effet loin de clore le chapitre du « qui suis-je » et de faire nomination pour le sujet. L’idée d’un sujet transparent à lui-même se faisant reconnaître comme sujet de droit – c’est le pas un ne se trompe – est à traverser pour relancer la question et soutenir une invention propre. 

Citons ce cas enseignant d’un autre sujet ayant trouvé un appui singulier qui l’a stabilisé bien davantage que ne l’aurait fait un diagnostic prêt-à-porter. Ayant longtemps pensé qu’il était une « erreur » face à une voix lui intimant de mourir, il avait pu, grâce à son travail d’écriture poétique soutenu dans le transfert, décaler l’« erreur » en « anomalie », mettant un frein à ses impulsions suicidaires. Il énonçait cela ainsi : « L’anomalie, c’est une sonorité qui me convient mieux et c’est quelque chose de singulier, ce n’est pas à supprimer. » 

Combat de famille

Ce sont les parents qui se trouvent souvent au premier rang du grand malaise qui agite l’enfant dès le plus jeune âge sur l’être sexué. Ce malaise relaye auprès des parents des interrogations, parfois une angoisse, qui touche au désir et à l’insupportable. Cette exaspération, Daniel Roy, dans son texte d’orientation((Roy D., «Parents exaspérés – enfants terribles », texte d’orientation dans la perspective de 7e journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant du Champ freudien, disponible sur institut-enfant.fr. )), la situe du côté du principe organisateur de la famille. Ces états de crise ordonnent la famille, la concentre, et éventuellement la famille s’édifie autour d’un « combat » (terme fréquent dans les témoignages). Pour cette mère citée en introduction, la transition est « la réponse à toutes les questions qu’on se posait » : le refus de faire droit au changement d’état civil demandé pour un enfant implique toute la famille, devenue elle-même « sans-papier », dit-elle. 

Il semble y avoir un moment de précipitation où le malentendu sur la jouissance des corps est évacué par la voie du « je dis donc je suis », brandie comme vérité vraie de l’enfant, qui réordonne sa famille. L’attente envers l’Autre du droit y est saisissante, pour résoudre une souffrance « pas si simple ».