Drink-me !
« J'ai fait un coma éthylique, je suis en vacances, il fallait que j'en profite ! », dit en séance une jeune fille de 17 ans. Ce coma éthylique l'a amenée à l'hôpital, avec toutes les interventions de rigueur où se mêlent les bassines, les tuyaux, les aiguilles. De tout ceci ne reste comme trace qu'un trou de mémoire. Il n'y a plus trace de comment le corps a été traîné, trimbalé. Il ne reste qu'un sourire qui scelle la bouche.
Il fallait qu'elle en profite. Qu’est-ce que ce profit ? Ne serait ce pas le plus-de-jouir ? Un profit lié à l’injonction d’un pousse à la consommation de l'objet ? À l'instar du « drink-me » et « eat-me » d'Alice au pays de merveilles, la demande est exécutée. Le signifiant « profiter » frappe dans ce cas le corps et le saoûle. Il endort ses perceptions, l'abrutit, l'isole, car enfin « la jouissance est en son fond idiote et solitaire »((Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, Paris, octobre 1999.)). Daniel Roy, dans son éditorial du Zappeur numéro 1((Roy D., « PIF ! PAF ! », éditorial, Zappeur n°1, 7 juin 2018.)), nous dit que lorsque la jouissance n'arrive pas à se fixer et à se laisser envelopper par le voile des cliquetis de la langue, elle demeure la Chose qui fait violence au corps en prenant le chemin du passage à l'acte.
Dans « Les six paradigmes de la jouissance »((Miller, J.-A., op.cit.)), Jacques-Alain Miller fait un distinguo entre la Jouissance-Une et la jouissance qui se rapporte à l'Autre3, c'est-à-dire une jouissance articulée aux signifiants de l’Autre. À 16 ans, un autre jeune ne veut plus aller au lycée et dénonce l'Autre, qui lui impose deux injonctions lui paraissant contradictoires : « Les adultes me disent qu’il faut que je travaille, car c’est le moment de le faire. Et ils me disent que mon âge, c’est le meilleur âge de la vie. Qu’est-ce que je fais, je travaille ou j’en profite ? ». Pour ce garçon, l'injonction est prise et portée par cet Autre du social qui lui demande de profiter de son adolescence tout de suite maintenant, tout en se projetant dans l'avenir car il ne faut rien rater du meilleur âge de la vie. Il fait avec ce dilemme en soupesant les pour et les contre, en se demandant ce qu'il veut ou ce qu'il est prêt à sacrifier : la performance scolaire ou le temps passé auprès de ses amis.
En ce qui concerne la jeune fille dont je parlais plus haut, la plainte n'est pas associée à un Autre, le langage n'articule pas l'excès de la demande à laquelle elle se plie et sa réponse est d’avaler jusqu'à ce que le corps ne puisse plus se tenir débout. Drink-me ! C’est tout.
Je me demande comment accueillir ces excès, le corps meurtri, la bouche fermée ? Comment accueillir ces modes de jouir avec la violence qu'ils peuvent enclencher ? Caroline Leduc((Leduc C., « Argument », Enfants violents, 5e Journée de l'Institut psychanalytique de l'Enfant, Zappeur n°1, 7 juin 2018.)), introduit un peu d'air dans la réflexion sur la violence en proposant de penser son origine moins en termes de cause que d’occasion. La piste qui s'ouvre consiste à accompagner le sujet dans la découverte de ses propres coordonnées brouillées par le souffle de l'injonction. Cela en proposant un lieu d'adresse qui, par la présence du corps de l'analyste, le bruit des mots et du silence, puisse opérer un prélèvement de jouissance. Dans cette circonstance, se souvenir qu’avoir un corps implique la jouissance. Chacun a son mode de jouir et a à trouver son mode d’emploi. Mode d'emploi qui n'est parfois valable qu'une fois. L'occasion, c’est ce qui tombe((« Occasion : ce qui tombe, ce qui échoit », Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998, Paris.)), se rate, se saisit ou s'invente.
L'occasion fait le larron, et à chacun d'en tirer son profit.