Le géant de Zéralda – Ce qui se rencontre

Accueillir la violence avec amour pour Janusz Korczak [1] ou encore « procéder avec l’enfant violent de préférence par la douceur » [2], selon Jacques-Alain Miller. Les effets qu’un tel accueil peut produire sont sensibles dans une histoire pour enfants telle que Le géant de Zéralda de Tomi Ungerer. Mais quel en est plus précisément l’opérateur ?

Le géant dont il s’agit est un ogre si insatiable que les habitants de la ville en sont venus à cacher leur progéniture sous terre. Lorsqu’en toute naïveté Zéralda se rend pour la première fois dans cette cité, l’ogre lui tombe dessus, et cela au sens propre comme au figuré puisqu’il s’assomme en chutant dans sa hâte à la saisir. Ignorant tout de ses noirs desseins et l’entendant balbutier dans sa semi-conscience à propos de son appétit dévorant, Zéralda ne voit en lui qu’un homme affamé à nourrir au plus vite. Elle est si talentueuse que l’ogre, subjugué, propose de la prendre à son service. Il abandonnera dès lors son goût pour les enfants, leur préférant les plats de cette petite fille si dévouée.

Cette histoire vient illustrer la rencontre amoureuse telle que Lacan la définit. Rencontre de deux symptômes [3] où l’avidité de l’ogre répond à la passion de la cuisine chez cette fille qui prenait jusqu’ici soin de son père en lui mitonnant des petits plats, en lieu et place de sa défunte mère.

Zéralda s’épanouit à l’ombre de ce qui est devenu une intarissable demande de l’ogre. Pour lui, elle prend un grand plaisir à sans cesse inventer de nouvelles recettes qu’elle couche sur le papier, inscrivant dans les livres qu’elle produit ce qui trouve à s’écrire de la contingence de leur rencontre.

Cette petite fille a permis à la pulsion jusqu’ici muette de l’ogre de passer à la demande. Supposer cette demande a eu pour effet de la faire advenir.

Grâce à ce « partenaire symptomatifié » [4], la pulsion initialement autiste de l’ogre trouve à rejoindre l’Autre sexuel [5] et le géant épouse Zéralda une fois celle-ci devenue femme. Fini d’en manger ! L’ogre conçoit désormais des enfants avec ce partenaire d’un genre différent, chez qui il a trouvé à loger un plus-de-jouir.

Dans cette histoire comme dans bien d’autres, c’est l’enfant qui guérit l’adulte de sa violence. Au-delà de l’amour, ce petit sujet inoffensif et naïf donne chance à une rencontre d’advenir qui touche une violence constituant la pure expression de la pulsion de mort [6]. Pas question d’un porte-voix de l’autorité qui cherche vainement à gommer la violence en la réprimant ou en la recouvrant d’un vernis de civilisation. Pour se faire partenaire, pas de recette connue d’avance. Il s’agit d’accueillir cette rencontre première avec la langue qui fait violence au sujet.

Ce qui vient s’écrire dans la surprise d’une rencontre qui est cette fois incarnée peut alors être subverti. Ceci est rendu dans ce conte par l’humour avec lequel Zéralda nomme les plats préparés à son géant : « dinde jeune fille » ou encore « croque fillette sur délice des ogres ». En somme, désamorcer la violence des mots en en jouant.

Alors quoi ? Un ciel sans nuage dans ce monde où tout est rentré dans l’ordre ? La dernière illustration de cette histoire a pourtant quelque chose d’inquiétant. Elle nous montre l’un des enfants du couple lorgnant le dernier né, une fourchette et un couteau cachés dans son dos.

Ce garçon semble bien avoir rencontré la jouissance parentale et prélevé une avidité qui fait le ciment de la rencontre amoureuse de ses parents. Comme le dit Lacan, il aura à son tour à se débrouiller avec les détritus que laisse l’eau du langage dans laquelle il a baigné [7]. À chacun son chemin pour humaniser la pulsion acéphale qui se supporte de lalangue. Par le biais de l’amour lui aussi ?

[1] Korczak J., Le droit de l’enfant au respect, Paris, Fabert, 2009, p. 49 : « Les erreurs et les manquements ne requièrent qu’une compréhension patiente et bienveillante. Les enfants délinquants, eux, ont besoin d’amour. Leur révolte pleine de colère est juste. Il faut en vouloir à la vertu facile, s’allier au vice solitaire et maudit. »

[2] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, p. 207.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 132 : « La contingence, je l’ai incarnée du cesse de ne pas s’écrire. Car il n’y a là rien d’autre que rencontre, la rencontre chez le partenaire des symptômes, des affects, de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil, non comme sujet mais comme parlant, de son exil du rapport sexuel. »

[4] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 15.

[5] Cf. Miller J.-A., Ibid., p. 20.

[6] Miller J.-A., « Enfants violents », op. cit., p. 200.

[7] Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n° 95, Navarin, 2017, p. 14 : « Il y a en lui [l’enfant] une passoire qui se traverse, par où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille ».