Les enfants : quelle horreur !

À propos d’enfants violents, comment ne pas penser à la présence des enfants dans les films d’horreur, ces enfants angoissants et terrifiants qui donnent une étonnante idée de la représentation que les adultes (qui imaginent et regardent ces films) se font des enfants ? Même quand on n’est pas amateur de films d’horreur, on se souvient des inquiétantes jumelles de Shining, pionnières du genre. Quelles prédispositions particulières les enfants auraient-ils donc à susciter la terreur, eux que l’on se représente surtout très spontanément, comme d’adorables créatures ? Se poser cette question consiste à mettre la focale davantage sur le regard que les adultes posent sur les enfants et leur supposée violence potentielle que sur leur violence objective. N’empêche, avançons dans cette voie car cette question nous donne l’occasion de quelques considérations sur le thème qui nous occupe.

Une piste semble en effet se dessiner quand on songe à ce que Jacques-Alain Miller note dans sa présentation du thème de la prochaine journée de l’Institut de l’Enfant, « Enfants violents ». Il avance en effet que la violence, quand elle n’est pas symptomatique, fait signe d’une jouissance sur laquelle la loi du désir n’a pas opéré, laissant cette jouissance s’exprimer sur le mode de la violence, là où une autre modalité d’expression, plus civilisée, plus élaborée, n’a pu être trouvée.

Or, l’étymologie du terme « violence » semble établir une corrélation intrinsèque entre l’enfant et la violence. Venant du latin violencia, lui-même issu du verbe vis (vouloir), ce terme traduit, à partir de Cicéron, une part du sens que le mot grec dunamis charrie. Dunamis signifie alors force et pouvoir, mais chez Aristote – bien avant Cicéron donc – dunamis a le sens de ce qui est en puissance, ce qui est en devenir. Ainsi dira-t-on de l’enfant qu’il est « un animal pensant » en puissance, ou de la graine qu’elle est un fruit en puissance, ou encore du béton qu’il est un immeuble en puissance. À suivre l’étymologie du terme de violence et l’un des sens qu’il revêt en grec, il y a une corrélation à faire entre la puissance au sens de l’être en devenir et la violence. C’est d’autant plus net si l’on entend par violence, l’expression d’une force hors la loi, hors de cette loi qui permet justement à la jouissance qui s’exprime violemment d’être orientée vers d’autres buts, ce qu’une éducation achevée est précisément sensée permettre.

Si donc l’enfant est en devenir, au sens où il n’est pas encore adulte, suivons également Lacan en sa définition « négative »((Nous employons ici le terme « négative » au sens où l’on parle de théologie négative.)) de l’enfant, celle par laquelle il affirme que « l’enfant n’est pas une forme molle de l’adulte »((Lacan J., « Discours de clôture au Congrès de Strasbourg », Lettres de l’EFP, n° 7, 1970, p. 157-166.)). Ceci est vrai quelle que soit la structure de l’enfant auquel on a affaire. Quoi que déjà capable d’un formidable usage des semblants, plus ils sont jeunes, plus les normes sociales leur sont étrangères. À ce titre, ils disent souvent ce qu’ils pensent comme ils le pensent, même quand leur propos est chiffré, passe par le jeu, la métaphore ou la métonymie à leur disposition.

Si l’autre ne joue pas le jeu, un enfant le perçoit mieux qu’un adulte disposant des codes sociaux et s’y pliant, et ce, justement parce que ces codes brouillent l’intelligence de la plupart des adultes. À ceci, une raison simple que Lacan expose en 1936 en avançant que les adultes ayant intégré les catégories conventionnelles qui leur permettent par ailleurs de vivre en société, voient leur perspicacité entamée malgré leur « plus grande différenciation psychique »((Lacan J., « Au-delà du principe de réalité », (1936), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 89.)). L’absence de ces catégories sert incontestablement la faculté de l’enfant à percevoir les signes qui renforcent sa perspicacité. Mais plus encore, « la structure primaire de son psychisme »((Ibid., p. 89.)) lui permet d’être d’emblée pénétré « du sens essentiel de la situation » et de « l’interaction sociale qui s’y est exprimée »((Ibid.)).

Là où un enfant fait volontiers confiance à ce qu’il éprouve, à la façon dont il perçoit les situations auxquelles il est confronté, la bonne éducation dispensée par les adultes les pousse bien souvent à refouler leurs impressions premières. Ils ont ainsi tendance à les faire s’atténuer afin de s’épargner d’avoir à y répondre d’une façon inventive ou inconvenante. Ils dédouanent également volontiers l’autre de sa grossièreté ou de son agressivité pour se dédouaner du même mouvement de leur propre incapacité à trouver une manière de lui répondre sans lâcheté ni manque d’égard. Car il n’y a en réalité pour cela que la voie de l’esprit au sens où Freud l’entend dans Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. Encore faut-il disposer d’assez d’esprit pour en faire usage, et l’esprit manque à la plupart des adultes. Il manque par définition aux enfants puisque, au sens où Freud l’entend, l’esprit tire sa puissance de références implicites à la sexualité sur laquelle l’enfant n’a quant à lui que des théories aussi approximatives que privées.

À cet égard, adultes et enfants sont effectivement de deux races bien distinctes et les seconds terrifient parfois les premiers de ce seul fait. C’est d’ailleurs sans doute ce qui fait que, parmi les adultes, certains perçoivent les enfants dans le registre de l’horreur, ce qui s’exprime bel et bien dans certains films d’épouvante. Ces adultes sont pour ainsi dire terrifiés par l’intelligence juvénile et volontiers lapidaire de ces jeunes personnes. C’est pour la même raison que d’autres les perçoivent dans le registre de la joie et accueille volontiers la perspicacité incivile qui les caractérise du seul fait de leur jeunesse et de la puissance qui les habite jusqu’à l’âge d’homme ou de femme, mais bien souvent dès avant déjà.

Un certain nombre d’adultes craignent ainsi les réactions des enfants qui les sanctionneront spontanément sans prendre de gants, même si l’objet de leur sanction fait parfois l’objet d’un déplacement. Ces adultes craignent ce qu’un cinéaste a trouvé à nommer dans un thriller leur « sixième sens »((Le sixième sens : film réalisé par Michael Mann (1986).)). Du côté de l’analyste, le moindre lapsus de l’acte est sanctionné par les jeunes sujets qu’il reçoit, et dans l’instant le plus souvent. Une phrase suffit, ou une attitude, qui remettra le clinicien sur le chemin s’il accepte de prendre au sérieux l’enfant qui s’adresse à lui. C’est à cette condition que, lui donnant chance de référer son éventuelle violence au point de réel qu’elle traite, l’analyste accompagnera une réorientation de la jouissance de l’enfant sur une autre voie, moins violente si elle l’est, mais toute aussi passionnée, ou disons décidée. Mais ce sera à la seule condition que, s’il l’avait perdu en murissant, l’analyste ait, par sa propre analyse, retrouvé un peu de cette perspicacité qui l’habitait lui aussi jadis.

Anaëlle Lebovits-Quenehen