L’internet instrument ?
Interview de Marjorie Métayer par Victor Rodriguez.
DéCOLLE est un dispositif clinique pour la prévention et l’accompagnement des adolescents en difficulté scolaire et psychique. Situé à Nantes, il est animé par des professionnels orientés par la psychanalyse. Le Zappeur s’est intéressé à cette pratique qui fait une place aux technologies de l’internet comme aux jeux vidéo. Marjorie Métayer, psychologue, a accepté de répondre à nos questions.
Victor Rodriguez : Quel usage de l'internet avez-vous dans votre pratique auprès des enfants et des jeunes ?
Marjorie Métayer : Notre dispositif s’est construit autour du constat d’une absence, en Loire-Atlantique, de lieu d’accueil pour les adolescents en décrochage scolaire ou déscolarisés.
La majorité d’entre-eux était recluse à leur domicile, laissant leurs parents dans un grand désarroi. En effet, il n’existait aucun dispositif assez léger pour aller vers eux, sans forcément vouloir les réinsérer, ce qui est très important.
Notre pari de départ était de tenter de nous connecter à ceux qui a priori ne voulaient pas faire un usage direct de la parole, qui n’avaient pas envie de parler d’eux. Dès lors, il s’agissait de parler d’autre chose et, plus particulièrement, de ce qui les intéresse. Avec quelques objets présents sur nous ou dans la pièce, une tablette, un ordinateur ou un téléphone, ils se sont très vite mis à vouloir nous montrer leurs créations sur internet, instagram ou sur leurs plateformes de jeux vidéo. Nous n’avons juste pas reculé à en faire usage, pariant que cela permettait à la fois de traiter le regard et la voix et d’ouvrir une conversation sur la virtualité, champ fondamental de la naissance du désir.
V. R. : À partir de quels constats avez-vous pensé ce dispositif particulier ?
M. M. : À DéCOLLE, nous faisons un usage de la connexion entre le sujet et certains objets, ceux qu’on appelle les tic (Technologies de l’Information et de la Communication). L’isolement dans lequel se trouvent les jeunes déscolarisés est paradoxalement souvent couplé avec un lien très fort aux réseaux sociaux, via internet ou le jeu vidéo. Ce paradoxe a orienté notre pratique, qui a pour maxime de nous connecter à ce qui branche le sujet, afin d’en faire un objet de conversation. Auparavant, le phallus était l’ambocepteur symbolique par excellence, l’outil signifiant qui connectait les uns aux autres, un sexe à l’autre. Il semble qu’aujourd’hui d’autres outils incarnent le support de cette fonction.
Ces dispositifs sont finalement pour certains jeunes, de véritables « instruments »[1]. C’est aussi à cette place, selon la formule de J.-A. Miller, que le psychanalyste doit tenter de se loger auprès du jeune sujet qui vient le trouver. Nous nous mettons dans la série des instruments qu’ils utilisent, cela suppose au préalable d’en avoir saisi la fonction pour chacun d’eux.
V. R. : Que vous semble-t-il nécessaire de favoriser et comment ? De limiter, éventuellement ?
M. M. : Les experts contemporains édictent des bords arbitraires : pas d’écran avant… pas d’accès au réseau après… Nous avons pu observer que les boulimiques de l’écran, après qu’on a réussi à se brancher avec eux par la parole, s’en détachent progressivement, ralentissent leur consommation. En somme, la parole assèche la jouissance en jeu. Pas toute, mais une partie et ce sans aucune intervention de conseil de notre part, pour peu que l’on prête beaucoup d’attention et de sérieux à ce qui se joue dans cet univers virtuel pour l’adolescent.
Les passages à l’acte les plus fréquents, ceux dont les parents nous parlent au quotidien, sont ceux qui succèdent à une coupure arbitraire du réseau, de la connexion wifi ou de la console. L’autre qui prive du téléphone ou de la console devient alors une menace directe et, bien souvent, il se prend en retour dans le réel la coupure qu’il a voulu exercer sur le sujet. Si l’on écoute ces sujets, ils parlent de ces connexions comme du lien à un organe vital, le câble électrique faisant fonction d’artère ou de synapse. Dire aux parents la fonction vitale de l’objet pour leur enfant permet de décaler la question de la coupure à celle de la connexion. Comment entrer dans ce monde sans faire intrusion, comment réguler le corps avec la machine, mais pas seulement ?
V. R. : D’où vient le nom que vous avez donné à ce dispositif ?
M. M. : La graphie particulière de DéCOLLE a été la conséquence du souhait de décompléter jusque dans le nom notre petite invention. La signification de DéCOLLE assone avec le processus de séparation et avec ce qui se joue de l’école, mais une orthographe trop linéaire nous paraissait problématique, trop imposante, ou trop normative.
[1] Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », Le savoir de l’enfant, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2013, p. 20.