Se faire partenaire

Lors d’un travail préparatoire pour ma participation à une table ronde de la journée du CIEN se déroulant au lycée Bréquigny à Rennes, intitulée « Enfants violents, comment tu gères ? », je me suis posé la question de l’exigence dans mon travail. Qu’est-ce qu’un éducateur peut « exiger » des enfants et adolescents qu’il accueille au sein d’un ITEP ? Un peu pantois devant ma question, je l’ai renversée : quel est mon désir en tant qu’éducateur vis-à-vis d’eux ?

Les enfants qu’on accueille perçoivent bien souvent l’autre comme profondément malveillant et tyrannique. C’est pourquoi, je tiens à proposer des conditions pour que l’enfant puisse entrer en relation avec moi.

Mon hypothèse est que si j’arrive à défaire un peu la profonde menace que je pense représenter pour lui, il y a moins de risque qu’il ait besoin de s’en défendre et donc d’être violent. Cela traduit bien ce que dit Caroline Leduc dans son argument « la violence est une réponse »[1]. Je souhaite que l’enfant puisse m’envisager comme un partenaire pour lui et je lui laisse donc l’initiative de la rencontre en essayant d’être le moins menaçant possible, en ne le regardant pas trop dans les yeux, par exemple.

Ce cheminement ne m’est pas venu d’emblée. Nouvel éducateur, j’étais persuadé que je devais tenir les règles de manière inflexible pour constituer un repère pour les enfants, que je devais répondre à peu près la même chose à chacun pour qu’ils perçoivent ma « cohérence ». C’est la rencontre avec les jeunes qui m’a enseigné et permis de modifier ma posture, notamment avec une jeune fille.

Aux prémices d’une énième situation de crise avec Hélène, et autorisé par un travail pluridisciplinaire, j’ai donc modifié ma posture : occupé à mon puzzle, je ne la regardai pas, je lui parlai très peu, ou pour lui dire que je n’y arrivais pas avec elle, en essayant de me mettre de son côté. À ma surprise, elle s’est apaisée. Le travail en amont et en aval de cette situation m’a ouvert un champ de possibilités dans ma relation avec les enfants, car l’enjeu n’était plus de faire respecter la règle mais de parvenir à me faire partenaire, question intéressante puisqu’elle se pose différemment pour chaque enfant.

Cela m’a permis une nouvelle approche, aujourd’hui j’essaye plutôt de repérer les différents impossibles auxquels chaque enfant est confronté : le regard, le bruit, la voix, sa manière de face à la demande de l’autre, etc. Ma posture reste ainsi singulière avec chaque enfant et me permet de mieux accueillir ce à quoi ils sont confrontés. J’ai ainsi pu envisager qu’un enfant entendait des voix et accueillir autrement ses insultes. À la fin d’un échange avec un autre enfant, Jessy conclut par : « pauvre con ! ». Bien que tenté de lui rappeler l’interdiction de se parler comme cela, je lui répète la phrase de l’autre enfant et lui demande si c’est bien cela qu’il lui a dit. Jessy me répond : « oui, et il a rajouté : « pauvre con ! ». Et tu l’entends souvent ? Tout le temps », répond-il.

J’étais tenté de lui demander pourquoi il avait répondu ainsi comme je le faisais auparavant, mais alors il n’aurait pas pu me témoigner de ce qu’il avait entendu. En lui demandant ce qui se passe pour lui, je me mets de son côté et j’essaie de comprendre ce qui l’a débordé. La visée étant que cela se dise, qu’il ne reste pas seul avec cette effraction subjective, et que ce qui l’a débordé se « civilise », qu’il reste dans le lien à l’autre.

Cela me ramène à ma question : de mon côté je fais en sorte de ne pas céder sur mon éthique et de traiter l’Autre auquel l’enfant à affaire pour maintenir un lien, en l’y invitant quand il me semble capable de le faire, dans l’après-coup bien souvent. Un travail d’élaboration d’une pensée sur ce qui s’est passé pour lui l’aidera à trouver d’autres solutions qui lui seront propres. Pour cela il me parait indispensable de ne pas le déresponsabiliser par rapport à la violence. Bien souvent, quand j’en parle avec les jeunes, ils disent qu’il faut bien qu’on s’en occupe, de cette violence, qu’on ne peut pas la laisser en l’état. Cela implique, de mon côté, de ne pas céder sur mon désir, de trouver les conditions permettant au jeune de m’envisager comme partenaire, pour qu’il puisse traiter et civiliser la pulsion au regard de son lien à l’autre.

[1]Leduc C. « Argument », 5è Journée de l’Institut de l’Enfant : « Enfants violents », institut-enfant.fr/2018/06/06/argument/