Un enfant est battu. Encore !

Erri de Luca((De Luca E., Les poissons ne ferment pas les yeux, Paris, Folio, 2014.)) avait 10 ans ! Il les « tenait »((Ibid, p. 13. L’auteur précise que tenevo 10 anni, tenir 10 ans, a quelque chose en italien de plus précis, plus corporel, pour dire l’âge.)) enfin ! Du chiffre au nombre, le franchissement délimitait pour lui l’âge d’après l’enfance. Nous sommes au sortir des ravages de la seconde guerre mondiale, de ses fantômes et de ses cauchemars((Ibid, p. 86.)). Auprès de sa mère, le petit napolitain a grandi dans la citadelle muette des livres d’adulte de la bibliothèque de son père absent, parti trouver du travail aux Etats-Unis. « Mécanicien de l’appareil adulte »((Ibid, p. 16.)) dont le jeune Erri connaissait déjà les artifices – notamment ceux de l’amour – il ne se passait pourtant rien dans le cocon étanche de son propre corps qui le tenait enfermé dans l’enfance. Ce corps qui le tient prisonnier, il se l’imaginait seulement trahi de sa présence par les vêtements qu’il portait. Le cri silencieux de sa douleur trouvait alors un apaisement temporaire dans le repoussant reflet du miroir de son corps grimaçant, étreint par les pleurs jusque-là étouffés. Comment sortir de cette « enveloppe contenant toutes les formes futures » de « l’adulte présumé »((Ibid, p. 24.)) ?

Sur fond de première rencontre amoureuse avec une fille de son âge, le jeune Erri se fait alors à l’idée de briser cette enveloppe pour en faire sortir « un corps nouveau »((Ibid, p. 49.)) débarrassé des « jouets de l’enfance ». À l’instar de son héros Don Quichotte, qui se fait rosser au fil de la quête de Dulcinée, Erri organise lui, la raclée qu’il entend se faire administrer. Il en choisit les conditions, les acteurs et le moment même auxquels les coups doivent tomber. Il a la certitude de trouver « la vérité dans les coups », d’allier « l’utile » à « l’irréparable. »((Ibid, p. 53.)) Sous la volée de bois vert, il s’évanouit.

Au réveil, le corps contusionné par une pluie de coups, il prend, devant sa mère, la responsabilité de l’acte. Le corps ébranlé, il sait qu’il n’est plus le même, qu’il a provoqué la rupture. Dans ses « mains tenues » par le policier d’abord, puis par la jeune fille ensuite, il en ressent enfin l’effet sous les espèces de l’amour. Maintenir, est un signifiant qui prend corps sur fond d’absence ((Son père refusait de lui tenir la main dans la rue.)), laissant sa marque de jouissance.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là car la jeune fille, à son tour, imagine un scénario pour, dit-elle, « régler une question de justice »((Ibid, p. 83.)). La formule fait énigme pour le garçon. En quoi est-il concerné ? De quelle question de justice s’agit-il ? Le sait-elle elle-même, peut-on ajouter. Elle lui indique le dispositif très précis dans lequel Erri doitjouer son rôle. Il assistera silencieux, seul dans une cabine de plage, au combat ourdi par la jeune fille, entre les deux anciens agresseurs d’Erri, elle-même s’étant promise en trophée au vainqueur.

D’une part on peut s’interroger avec Freud sur « qui est battu » et « sur qui bat » dans cette histoire. D’autre part, avec Lacan on peut entendre au-delà du « défoulement des pleurs », le rapport du corps au signifiant de l’Autre. La marque des coups, comme celle d’une « main-tenue » est celle qui paradoxalement « vaut […] comme un insigne, solitaire, absolu, qui identifie un corps comme objet de jouissance. »((Miller. J-A., « L’Orientation lacanienne, Choses de finesse en psychanalyse », (2008-2009), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 mai 2009, inédit.))

Guillaume Darchy