Violence entre les murs

Marie-Cécile Marty — En tant que directeur-adjoint d’un établissement pénitentiaire accueillant des jeunes de 13 à 18 ans, pouvez-vous nous dire ce que vous observez comme violence ?((L’Établissement Pénitentiaire pour Mineurs (EPM) du Rhône a été inauguré en 2007, un des premiers EPM en France, créé par la loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 (loi Perben). Les EPM sont parfois présentés comme les héritiers des centres de correction et d’éducation pour mineurs délinquants fermés dans les années 70. Celui-ci dispose de 60 places pour des jeunes de 13 à 18 ans sur 6 unités de 10 jeunes. Ont participé à cet entretien mené par Marie-Cécile Marty, responsable d’un laboratoire du CIEN à Lyon, ainsi que Jean-Marie Fayol-Noireterre, magistrat honoraire membre du laboratoire, au sein de l’établissement : Monsieur Fenayon, directeur-adjoint de la pénitentiaire, Monsieur Battut, responsable d’unités éducatives et Monsieur le docteur Meunier, médecin psychiatre, chef de pôle en milieu pénitentiaire de l’hôpital. Nous leur exprimons nos vifs remerciements ainsi qu’à Monsieur Wiart, directeur de la pénitentiaire, et à Monsieur Fontaine directeur de la protection judiciaire de la jeunesse pour avoir autorisé cette interview.))

Bruno Fenayon — La moyenne d’âge ici est de 16 ans et demi. Principalement des garçons. Ce qui les amène, ce sont des faits criminels, des trafics de stupéfiants, des violences en réunions, des agressions sur autrui. Il y a beaucoup de vols associés à de la violence. Dans les murs de l’EPM, nous constatons beaucoup de bagarres, d’insultes. Cela tient pour une part à la configuration des locaux, à l’architecture, pensée sur le modèle panoptique. Tout est axé autour d’une cour centrale, où tout le monde voit tout le monde.

Docteur Frédéric Meunier — Nous constatons que beaucoup ont connu des difficultés institutionnelles très précoces, notamment scolaires – l’âge de déscolarisation effective se situe entre 12 et 14 ans – mais également sur le plan familial, avec l’intervention des services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). L’éducateur est souvent le fil rouge qui reconstitue l’histoire. Bien souvent, ils connaissent peu leur propre histoire, la structure de leur famille : ils savent peu de choses sur leurs parents, se trompent dans les âges, la place des uns ou des autres. Tous ont des antécédents de violence. Souvent les actes de délinquance arrivent dans l’enfance, sans gravité et pas repérables, tels des vols qui ne prennent leur sens qu’après-coup. Au plan diagnostique, il y a aussi souvent des troubles du comportement à l’école, et des consommations importantes de toxiques qui commencent dès l’enfance autour de 10 ans.

M.-C. M. — Sauf pour les « égarés », comme vous les appelez ?

F. M. — Il s’agit de jeunes incarcérés pour une affaire grave, bien souvent criminelle, et qui n’ont pas d’antécédents judiciaires.

B. F. — Dans les violences entre les murs, on distingue, entre eux, des violences verbales et des violences physiques. Pour ce qu’il en est de la violence envers les professionnels, ce ne sont pas les mêmes types de réponses ou de sanctions.

M.-C. M. — C’est-à-dire ?

B. F. — Cela donne lieu à un compte-rendu d’incident avec passage en conseil de discipline. Quand ils sont violents physiquement entre eux, ils passent également en conseil de discipline. Ce n’est pas le cas pour les violences verbales étant donné qu’ils s’insultent à longueur de journée et même la nuit. Les violences envers le personnel sont systématiquement traitées en conseil de discipline présidé par la direction pénitentiaire avec un surveillant et un assesseur civil qui représente la société civile. La particularité pour les mineurs, c’est la présence de la PJJ et de l’avocat du mineur.

Ivan Battut — L’éducateur PJJ fait systématiquement un rapport. Un incident est toujours lié à un contexte.

B. F. — Nous demandons alors au jeune de s’expliquer. Il y a un délibéré avant la décision de la sanction. C’est versé au dossier et la peine peut s’en trouver prolongée. Souvent, lorsqu’il est agressé, l’agent porte plainte. Nous avons affaire également à un autre type de violence, les feux de cellule, pour lesquels nous portons systématiquement plainte, ce qui entraîne une réponse judiciaire avec garde à vue et poursuites. C’est un parti pris sous l’impulsion du parquet qui est demandeur de poursuites systématiques.

M.-C. M. — Quelles en sont les raisons ?

B. F. — En quelques mois, il y a eu treize feux de cellule. En faisant un arbre des causes, nous avons trouvé un détenu, le premier à mettre le feu, et qui était présent sur tous les départs de feu. Il incitait les autres à faire de même

F. M. — Il avait déjà des problèmes avec le feu à l’extérieur. Il jouait au foot avec des cocktails Molotov .

B. F. — Les jeunes ont déclenché, une nuit, quatre feux en même temps. Étant d’astreinte, j’ai été appelé. En arrivant, j’ai couru pour sortir les gamins des cellules. Lorsque j’ai revu les deux mineurs après leur procès, ils disaient : « C’était marrant, il y avait des camions de pompiers partout. On voulait foutre le bordel, c’était un jeu. »

M.-C. M. — C’est le saccage.

F. M. — Il peut certes y avoir de l’excitation dans ces départs de feu, mais mettre le feu dans une pièce fermée dont on n’a pas les clés, il y a là aussi une dimension suicidaire. Dans l’après-coup, ils nous ont dit : « On a failli mourir, on a eu très peur. » Ces jeunes sont souvent poursuivis pour mise en danger de la vie d’autrui, avec une procédure qui peut être criminelle, mais c’est aussi l’expression d’un désir suicidaire. Pour avoir participé à l’ouverture de cet établissement, en 2007, le premier du programme, j’ai été témoin du saccage de deux unités et d’un suicide par pendaison dans les premières semaines. Le projet initial était un projet fou à mon sens, avec l’idée du « tout collectif » : 20 heures d’enseignements, 20 heures de sport, 20 heures d’activités éducatives. Très vite, dans les semaines qui ont suivi, compte tenu des événements, les exigences ont été revues à la baisse. Les EPM, qui étaient tous conçus à leur ouverture sur ce modèle idéal, ont mis des années à se remettre de cela. Tout le monde se sentait en échec, car ce projet mythique, basé sur un binôme éducateur-surveillant et des activités toute la journée, mettait les professionnels en situation d’obligation de réussite. On a voulu construire l’institution idéale pour ceux qui ne supportent pas l’institution, des « incasables ». Et on voulait que ça marche ! Je soutiens pour ma part aujourd’hui que ça ne peut pas marcher. Ce n’est d’ailleurs pas forcément dramatique. Le pire, c’est de concevoir une institution en bout de chaîne, comme dernier espoir, dernière chance, etc. Aux adolescents difficiles, parce qu’ils sont difficiles, on devrait offrir une protection encore plus importante qu’à d’autres ; on leur demande paradoxalement beaucoup depuis qu’ils sont très petits ! Or, plus ils sont difficiles, plus ils sont exclus. Ça commence tout petit : plus un enfant est difficile, plus on lui demande de prendre des décisions pour lui-même qu’il n’est pas capable d’assumer.

M.-C. M. — De quels liens à la famille témoignent ces jeunes ?

I. B. — La famille est idéalisée. Rien ne sera jamais meilleur que chez maman… Même si le lien est distendu, voire absent. Un jeune qui va bientôt sortir, envisage de retourner chez sa mère alors que ce qui l’a mené en détention est un coup de couteau planté à son beau-père. Un autre jeune a une idée fixe : que ses parents se remettent ensemble alors que la vie familiale était un bastion de violence.

F. M. — On a affaire à des mouvements paradoxaux. Alors qu’ils sont en fugue, ils idéalisent le foyer familial. La fugue n’est pas vraiment une séparation. Mais aller dans un foyer, c’est inimaginable : trop loin de chez eux, ils ne connaissent pas, c’est parfois dangereux, ils ont souvent très peur.

I. B. — Ils ont peur de ce qui est en dehors du quartier. Quand j’étais éducateur de centre de jour, je me rappelle que les agresseurs sexuels, ceux qui ont une bonne assise dans le quartier, quand on les sortait, c’était des gamins de 6 ans.

M.-C. M. — Qu’en est-il de la violence chez les filles ?

I. B. — Nous avons des jeunes filles qui commettent des cambriolages en bandes organisées.

B. F. — Nous avons aussi des jeunes filles qui ont commis des faits graves : tentatives d’homicide, matricide, diverses procédures criminelles. Nous avons l’exemple d’une tentative d’empoisonnement de la part de la jeune sur sa mère ou celui d’une fille ayant commis des faits de violence au collège où elle jouait à poignarder le premier qui sortait des toilettes.

I. B. — C’était pour elle un rituel d’initiation gothique.

M.-C. M. —Pensez-vous que le numérique soit en cause dans le rapport à la violence ?

F. M. — Ce qui est surprenant, c’est que les jeunes que nous voyons ici s’identifient à des pairs identiques à eux en imaginant que tous les adolescents sont comme ça. Ils ont du mal à distinguer, dans les vidéos qui mettent en scène de la violence, si c’est un fait ou une mise en scène. Ils paraissent démunis par rapport aux médias.

B. F. — Ici, lorsqu’ils arrivent à se procurer un téléphone portable (ce qui est interdit), ils publient sur YouTube des vidéos où ils sont fiers de se montrer à l’intérieur de la cellule. Ils n’ont pas les mêmes codes sociaux.

M.-C. M. — Revenons pour terminer sur les insultes adressées au personnel.

B. F. — Ils insultent plus facilement le personnel en bleu, les surveillants.

I. B. — Dès lors qu’on appartient à une institution qui fait partie de la sécurité, les insultes, c’est monnaie courante. Dès qu’il y a un uniforme, que ce soit les pompiers, les surveillants, la police et même au-delà, les contrôleurs dans les transports en communs, les insultes fusent. L’uniforme appelle l’insulte, car l’uniforme ne peut être accepté par certains. Mais il y a aussi parfois des insultes envers les éducateurs. L’insulte peut être une porte d’entrée, aussi nous en parlons. Les excuses arrivent assez vite, d’ailleurs. Les insultes arrivent aussi dans les moments où l’éducateur a travaillé sur un projet de sortie et qu’il n’y a pas de place dans un établissement pour l’accueillir à l’extérieur. Cela peut faire violence aux jeunes avec un sentiment de trahison vis-à-vis de la première parole donnée.