« Alma*, c’est fille ? Ah non, c’est magasin. »

Par Hélène Courtel

Dans les formes sévères du spectre, le sujet autiste atteste de ce que chez l’humain, l’assignation signifiante sexuée peut ne pas s’opérer. Énonciation et sexuation dépendent conjointement d’une décision [1] . Se fendre d’une parole, c’est se fendre du choix létal [2] de l’aliénation à l’Autre. Le mot – meurtre de la chose – procède de « la reproduction sexuée [3] » – meurtre de l’individuel. L’autiste n’est pas de ceux à qui il convient d’en passer par le déchirement d’un choix. Il se constitue pour sa part dans l’indivision sexuelle, sans piper mot –  faute d’un seul qui accéderait à ce qu’il évoque.

Un enfant accueilli dans l’Institut Médico-Éducatif où je travaille comme éducatrice spécialisée s’oriente de cette logique qui vise à parer à la division. Pour ce faire, il se distingue de traquer – plus que tout autre signifiant – le siège officiel de l’assignation nominative sexuée : le prénom.

Dans un effort revendiqué d’intégration, ses parents – d’origine étrangère – ont fait le choix de lui parler principalement en français, préservant dans leur énonciation un fondement grammatical de leur langue maternelle : l’invariabilité des mots – incluant l’usage exclusif du neutre pour les noms communs.

S’il refuse radicalement d’entendre ou de parler sa langue maternelle : « ça veut rien dire, ça fait peur », c’est en revanche dans sa version parentale qu’il fait usage du français, en en prélevant la règle d’invariabilité du mot. D’une logique signifiante transposée dans une seconde langue, il extrait une logique du « signe [4] ». Dans cette veine, il use des noms communs sans article ni accord, parfait adepte malgré lui du langage dégenré. Le premier mot saisi pour désigner un élément discriminé dans le réel en devient la représentation inflexible.

« [C]’est par la réalité sexuelle que le signifiant est entré au monde [5] » : si la différence fonde l’ordre langagier, c’est assorti du manque articulé à l’Autre où vient se loger l’énonciation sur ce malentendu que précisément cet enfant abhorre. À l’ordre divisé du signifiant, il préfère l’ordre indivisé du signe. Il ordonne ainsi progressivement son monde en se construisant un code à visée exhaustive constitué de mots monosémiques et autonomes, parant tant que faire se peut à cette dimension énonciative du langage qui se trahit dans l’imprécision signifiante. Polysémie, homonymie, comparatifs, etc. viennent ébranler l’édifice précairement figé de son codage : « D.34 [6], encore ! Non ! ça veut rien dire ! C’est horrible ! C’est erreur » s’insurge-t-il à l’écoute de directives répétées d’un G.P.S.. Il se signale ainsi de l’erreur, attestant –  ironie du sort – que c’est de la détresse que naît l’énonciation : « Je crevé. Je besoin aide », peut-il alors parfois dire en s’effondrant.

S’il est une « erreur » qu’il s’attelle productivement à corriger, c’est celle de l’existence du prénom. Fort verbeux, il se fait globalement le strict écho différé de ses doubles. Sa propre création langagière cible le prénom qu’il modifie systématiquement, le relevant de ses fonctions d’exception pour le faire entrer dans la série des noms. Du prénom, ilfait un animal – « loup-garou » pour « Lou », une radio – « Radio   Caroline » pour « Caroline », une ville –  « saint-Thibault-des-vignes » pour « Thibault », etc.

Le prénom dont l’Autre parental est appelé à baptiser à sa guise son enfant est par excellence un mot qui porte la marque du caprice. La prénomination est un appel à l’énonciation sexuée. Prénommer, c’est du même mouvement assigner un nom et un sexe. C’est précisément dans ce signifiant qu’il situe la différenciation sexuelle. Découvrant un nouveau prénom, il s’interroge : « C’est fille ? », « C’est garçon ? », se constituant progressivement un répertoire de prénoms à deux colonnes. C’est ainsi qu’au sortir du centre commercial « Alma » sur les portes duquel est inscrit : « Merci de votre visite à Alma », il s’interroge : « Alma, c’est fille ? Ah non, c’est magasin. », témoignant d’une organisation logique où « garçon » et « fille » ne sont pas plus sexués que « magasin ».

Pour ce sujet la différence sexuelle n’est pas plus inscrite dans le corps que dans le symbolique. Le genre n’est qu’une nomination parmi d’autres, qu’il réserve à la catégorie « humain ». S’il intègre ici le genre à son code, c’est qu’il lui est fort utile pour voiler dans le réel ce qui précisément ne sort que de l’humain, portant cette trace de la singularité qu’il ne supporte pas : la voix. Cet objet lacanien qu’il connaît pour en être saturé dans son corps encapsulé [7]. Cette voix qui émane d’une minute de silence communautaire : « Non ! Pas minute de silence, ça fait mal aux oreilles ! ». Cette voixqui « fait mal aux yeux » quand il en visualise la trace sur un logiciel d’enregistrement d’où il a coupé le son. À la façon d’une mélodie, les tessitures différenciées « fille » et « garçon » participent à couvrir l’objet voix a‑sexué. « Garçon, c’est voix grave. Fille, c’est voix aiguë » : c’est avec ces branlantes balises qu’il s’aventure à tendre l’oreille. « C’est garçon ? » « C’est fille ? », s’interroge-t-il lorsque s’annonce par écrit un prénom sur un téléphone, un autoradio, etc.,parant ainsi au surgissement de la voix qui va sortir de l’appareil…

*Nom d’un centre commercial rennais : le « Centre Alma ».

[1]. Cf. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 177.

[2]. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Essais, 1973, p. 238.

[3]. Ibid., p. 229.

[4]. Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009, p. 180.

[5]. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 169.

[6]. Route Départementale 34.

[7]. Cf. Laurent É., La bataille de l’autisme, Paris, Navarin, 2012, p. 44.