« C’est une fille »
par Claudine Valette-Damase
Le dernier roman de Camille Laurens, intitulé tout simplement Fille, entre en résonance avec les travaux préparatoires à la 6ème Journée de l’Institut de l’Enfant et nous pousse à écrire ce qu’il nous apprend sur cette question.
En quatrième de couverture, la présentation du roman commence par la définition en quatre points du mot « fille », extraite du Petit Robert. L’écriture de Camille Laurens va se charger de la faire voler en éclats du début à la fin du livre. Jonglant avec la musicalité des mots, l’auteure narre l’enquête incessante sur la sexualité féminine et la maternité menée par la curiosité d’une fille.
Fille : femme et mère en devenir
Au fil du récit, nouant le poids des mots au corps, Camille Laurens va suivre les pérégrinations de ce premier signifiant – « C’est une fille » – sous lequel l’enfant arrive au monde, jusqu’à l’advenue, à la fin du roman, d’un nouveau signifiant – « c’est merveilleux, une fille » – que sa propre fille révèle à cet enfant devenu femme. Dans cette fiction subtile et précise, qui débute en 1959, est mise en exergue ce qu’il en est de la sexualité d’une fille, femme et mère en devenir, par les propos qu’elle tient de naître « fille ».
Pour cela, dans le premier chapitre, la narratrice s’adresse par le tutoiement à l’enfant qui vient de naître jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de trois ans, moment où cette petite fille parle très bien pour son âge. Dés le deuxième chapitre, une bascule s’opère du tu au je, sur laquelle l’auteure ne reviendra pas.
Dans sa traversée de l’existence de Laurence Barraqué, le personnage principal, les grandes problématiques de l'éducation des femmes, de la domination masculine et de la transmission des valeurs féministes aux jeunes générations sont nouées au plus intime de son être.
Au long du récit, trois générations, de mère en fille, se déploient autour de la sexualité et des questions qui lui sont inhérentes : Qu’est-ce qu’une fille ? Qu’est-ce qu’une femme ? Qu’est-ce qu’une mère ?
Des paroles qui percutent
La sage-femme posant son regard sur le corps du nouveau-né annonce par ces mots – « C’est une fille » – l’arrivée de enfant dans le monde. C’est donc une fille, car, en effet, elle ne voit rien, sous-entendu, il y a un manque. Dans le monde, ça parle, ça nomme, ça coupe. Jusque-là, le futur bébé qui gît dans le ventre de sa mère n’a entendu que sons et vibrations. Mais, lorsque l’enfant paraît, la langue opère une coupure avec l’anatomie. Ainsi, être fille ou être garçon ne va pas de soi, c’est une question à laquelle chaque génération répond à sa façon.
À peine née, la petite Laurence Barraqué est déjà cataloguée comme un sous-être parce que née fille au lieu d'être le garçon tant espéré par son père. « Vous avez des enfants? », demande-t-on au père. Ce à quoi il répond : « Non, j’ai deux filles. »
Le nom de famille de l’héroïne tragi-comique, Barraqué, équivoque avec le signifiant « baraqué », le gars balèze, antinomique à la fille fragile du discours courant. Mais le roman s’inscrit à l’envers de ce discours sur la différence entre fille et garçon, les identifications de la petite fille ne coïncidant pas avec la nomination de l’Autre.
Le choix
Le père se charge de l’éducation sexuelle de ses deux filles, ce qui ouvre sur les pages les plus désopilantes du livre. Le père fait un dessin sur une feuille pour leur expliquer le rapport sexuel et, à partir de là, leur faire entendre que « les filles ne doivent pas aller avec les garçons, c’est tout ». Mais elles le pourront quand elles auront un mari.
Du côté de sa famille maternelle, en vacances chez sa grand-mère à la campagne, l’enfant va subir un autre sort, l’attentat sexuel du grand-oncle dont elle parle à sa grand-mère qui lui dit : « Ce que tu viens de me dire, surtout ne le répète jamais. Tu m’entends ? Jamais. » Sa grand-mère et sa mère réunissent tantes et cousines afin de régler le problème « en lavant le linge sale en famille », la laissant, seule, déboussolée.
Bien que le déterminisme de l’Autre familial ait imprimé sa marque au fond de son être, ni l’éducation sexuelle du père ni le recouvrement par la mère et la grand-mère maternelle de l’attentat sexuel qu’elle subit ne détermineront le choix sexué de Laurence Barraqué. La jouissance propre à chaque parlêtre ne se partage ni ne s’inscrit dans l’universalité du discours.
Dans son ouvrage teinté d’ironie, Camille Laurens, à travers Laurence Barraqué, ne vient-elle pas interroger, au-delà de la biologie et en-deçà de la différence des sexes, l’impasse sexuelle que rencontre chaque être parlant. À chaque page du roman, filles, mères et femmes qui l’habitent, pas sans garçons, ni hommes ni pères, montrent que malgré les déterminations du discours de chaque époque, le non-rapport sexuel tel que Lacan l’élucide est au fondement de la sexualité.