De quelle bizarrerie de la jouissance sommes-nous issus ?*

Par Alexandre Stevens

Je partirai d’une citation d’Éric Laurent que vous trouvez dans la remarquable bibliographie qui a été réalisée en préparation de la journée et qui est disponible sur le site. C’est extrait du texte « Protéger l’enfant du délire familial », publié dans La petite Girafe : « Tant du côté des fictions juridiques que du côté fictions scientifiques, il ne pourra jamais être rendu compte du point de réel qui constitue l’origine subjective de chacun : la malformation du désir dont il provient. Non la malformation génétique mais la malformation de la rencontre ratée entre les désirs qui l’ont propulsé dans le monde. » [1]

Chacun donc provient de la « malformation d’un désir ». En d’autres termes, il n’y a pas de désir d’enfant, au sens de désir d’avoir un enfant, qui soit un désir « bien formé », pas de désir idéal. Il n’y a que des désirs singuliers. Mais enfin, on sent bien, dans l’usage du terme « mal formé » qu’utilise Éric Laurent, que cette singularité du désir résiste à tout idéal. On pourrait même dire : il n’y a pas de famille « normale » et un enfant a toujours à faire avec une famille pathologique, ou à tout le moins avec le caractère plus ou moins problématique du désir de ses géniteurs.

On sait comment ce désir d’enfant n’a rien de « naturel » mais vient chez chaque sujet comme un élément qui s’impose d’emblée ou qui au contraire demande une longue maturation. C’est chaque fois pris dans un chemin singulier. Qu’on pense seulement au cas de la jeune homosexuelle de Freud qui à l’adolescence avait un tel désir d’enfant qu’elle s’occupait avec une assiduité remarquable d’un petit enfant d’un couple voisin, jusqu’au jour où, à ses 15 ans, sa mère a un enfant du père. Son désir s’en trouve immédiatement détourné de l’enfant pour s’orienter vers une passion pour une femme plus âgée, qui représente en fait une question adressée au père. Rien de naturel dans le désir d’avoir un enfant, c’est au contraire un chemin qui passe par l’aléatoire de la rencontre, par la contingence donc. Et ce désir, vous en conviendrez, n’est pas plus simple chez les garçons.

Mais dans cette phrase d’Éric Laurent il ne s’agit pas simplement d’un désir, mais de « la malformation de la rencontre ratée entre les désirs qui l’ont propulsé dans le monde ». C’est la rencontre qui rate, la rencontre des désirs. C’est une forme du non-rapport sexuel. Ça n’empêche pas la rencontre, puisqu’en effet on fait des enfants, mais cette rencontre est mal formée, elle vient toujours en substitut du rapport sexuel qu’il n’y a pas.

L’enfant aura toujours à faire ses choix dans ces chemins de la névrose, c’est-à-dire trouver sa réponse de sujet à ce réel qui a présidé à sa naissance. Rien n’est tracé d’avance, bien que le champ des possibles puisse lui être diversement ouvert.

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Mais il n’y a pas que le désir articulé ici à partir du non-rapport. Il y a aussi la jouissance, qui est d’un autre ordre et qu’Éric Laurent évoque dans le même texte :

« Le ratage, dans sa particularité, de la rencontre des sexes – et peu importe qu’il s’agisse de deux partenaires de même sexe – et du désir d’enfant, restera celui de la rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection... Qui pourra prétendre savoir de quelle bizarrerie de la jouissance il est issu ? »[2]

Je passe sur la très imagée métaphore du non-rapport sexuel qu’il nous donne ici entre deux corps étrangers l’un à l’autre, le parapluie et la machine à coudre, qui se rencontrent dans le lit où se dissèque une jouissance. Il n’y a pas de rapport sexuel, mais il y a le corps, il y a un rapport au corps, pour chacun, mais pas entre chaque corps, même s’ils sont du même sexe, comme le souligne Éric Laurent, ce qui peut juste faire illusion d’un même corps. Même quand c’est un couple du même sexe, cela reste un parapluie et une machine à coudre.

Dans son cours « L’être et l’Un »[3], Jacques-Alain Miller met en série trois “il y a”, dont un est négativé :  1. Yad’lun, le Un du signifiant, la marque qui frappe le corps – 2. Il n'y a pas de rapport sexuel et – 3. Il y a le corps. Et il précise ceci : « Le corps apparaît là comme l’Autre du signifiant, ce que Lacan laissait entendre en disant que l’Autre, c’est le corps »[4]. Avant cela, l'Autre du signifiant était l'Autre de la vérité – ou de la Loi –, c'est le sens de la métaphore paternelle. Je vous rappelle que c'est la définition du Nom-du-Père donnée dans les Écrits : le « signifiant qui dans l'Autre, en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de l'Autre en tant que lieu de la loi. »[5] C'est-à-dire qu’au lieu du signifiant, on trouve un Autre de la loi et de la vérité. Or, dans le dernier Lacan, l'Autre du signifiant Un, hors sens, c'est le corps. L'Autre de la vérité est le lieu où se dit le sens. L'Autre du corps est le lieu où s'écrit l'effet de jouissance du S1. Le réel de la jouissance est la conjonction de l'Un et du corps, cette frappe du signifiant sur le corps.

Remarquons donc que le sens est dit, il est dans les dits, la vérité est entre les dits – la vérité du désir par exemple – mais que la jouissance est écrite. Cela signifie que si nous pouvons entendre le sens dans les signifiants, nous devons lire les effets de la jouissance.

Pour revenir à la citation d’Éric Laurent, disons donc que la bizarrerie de jouissance dont chacun est issu ne peut que rester dans l’insu, hors vérité, mais pas sans frapper à l’occasion le corps du sujet en y laissant la marque du trauma. C’est le corps ici qui est en jeu et de cette marque se dessinera une part du destin du petit parlêtre et le rapport qu’il aura à son propre corps.

À partir de là il aura à se construire un corps et à faire ses choix dans l’ordre de la sexuation. Choix de jouissance et choix d’identifications.

Les identifications ne lui seront pas facilitées par l’évolution du concept de famille. C’est le sens aussi des deux autres extraits du même texte d’Éric Laurent repris dans cette bibliographie : « Auparavant, la famille reposait sur le mariage entre un homme et une femme. Actuellement, avec le bouleversement généralisé du genre, qui sait exactement ce qu’est un homme ou une femme ? Dans les couples unisexes, comment être sûr que l’autre est du même sexe ? La position queer consiste à considérer que la répartition par le sexe est une construction sociale, rendant ainsi caduque cet universel, à partir de quoi il n’y a plus de certitude. […] Ainsi, l’hypermodernité agit sur les signifiants de ce que fut la famille […] et révèle le caractère de fiction des liens familiaux et sociaux. […] elle a une fonction de destruction créatrice : elle détruit la tradition et fait proliférer une nuée de formes nouvelles et de liens, fragiles de ne pas être solidifiés par le temps. »[6]

Cette destruction du modèle familial classique modifie le rapport du sujet aux identifications, lui laissant un choix qui peut sembler a priori plus ouvert, mais qui n’est parfois pas moins soumis à l’Autre, surtout quand cet Autre délire.

Un fragment clinique d’un contrôle, dont j’ai déjà fait état ailleurs, nous en donne une idée.

Il s’agit d’une fille qui dès ses 3 ans a montré des signes de son souhait d’être un garçon, disent les parents. Elle ne voulait pas s’habiller en fille, était incapable de se regarder nue dans un miroir de peur d’y voir son sexe de fille et se coupait les cheveux. Ce sont les parents qui observent cela, et leur désir est forcément impliqué dans ce qu’ils voient et disent. Elle arrachait aussi les cheveux de ses poupées. La mère constate une « expression de félicité » sur le visage de l’enfant quand elle accepte cette transformation de l’image de sa fille en garçon. Le père était lui très réticent jusqu’au jour où il fait un rêve où son enfant, sa fille, apparait en garçon. Il retire alors de ce rêve la « certitude que son fils est un garçon » comme il l’exprime lui-même. C’est comme si le père en avait reçu une révélation, un message d’un dieu de la nature. Le prénom est alors changé et l’enfant obtient même un nouveau document d’identité avec ce prénom mâle. Il va entrer dans la puberté et devant son angoisse de voir pousser des seins un freezing de la puberté est mis en place. Il y a dans ce cas un contexte de certitude, bien sûr.

Il y a au moins une certitude qui a tous les caractères du phénomène psychotique chez le père. Il y a aussi sans doute le désir de la mère d’avoir un garçon qui s’exprime dans les descriptions qu’elle fait du malaise de sa fille. Mais le choix de genre que fait l’adolescent n’est pas entièrement réductible à cette certitude. L’angoisse qu’apparaisse son corps de fille derrière ses vêtements est déterminante dans son choix. On a donc dans ce cas à la fois une détermination du choix d’identification par l’Autre – Autre qui est à la fois la mère quand elle lit très tôt le désir de sa fille d’être un garçon et le père dans sa certitude psychotique. Mais cette problématique de l’identification n’est pas seule en jeu. Le sujet est aussi en difficulté avec son corps. Tout se passe comme s’il n’avait pas pu se construire un corps. Il n’a, pour ainsi dire, pas de rapport à son corps et cherche une autre image, voire un autre corps. Il va s’apaiser dans le cours de son suivi en trouvant un double inversé sous la forme d’un garçon qui se sent fille.

L’enjeu identificatoire de l’affirmation du genre est aussi une tentative de nommer ce qui du corps, à la fois comme image et comme investissement de jouissance, apparaît trop étranger au sujet. Mais bien sûr, dans bien d’autres cas le choix offert par la sexuation ne pose pas de problème aussi radical.

La sexuation, comme Lacan nous la propose dans ses formules, est une logique qui est ouverte au choix. Il fait remarquer, aussi bien pour le côté mâle que pour le côté féminin, que chacun peut s’y inscrire par choix. (Lacan ne le dit cependant pas de façon symétrique)[7]. Il ne s’agit cependant pas dans cette sexuation lacanienne d’un choix symbolique du genre, ni d’identification à une image corporelle, mais d’un choix qui porte sur une logique et qui a des effets réels de jouissance sur le corps. C’est le choix entre la logique toute phallique ou la logique du pas-tout. Cela ne se situe pas au plan des identifications, mais sur celui du fonctionnement, donc du sinthome.

* Commentaire d’une citation d’Éric Laurent extraite de la bibliographie

[1] Laurent É., « Protéger l’enfant du délire familial », La Petite Girafe, n° 29, avril 2009, p. 7.

[2] Ibid.

[3] Premier titre choisi par J.-A. Miller, devenu ensuite « L’un tout seul ». Miller J.-A., « L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2010-2011, inédit.

[4] Miller J.-A., op. cit., cours du 18 mai 2011, inédit.

[5] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 583.

[6] Laurent É, « Protéger l’enfant du délire familial », op. cit., p. 5-6.

[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuils, p. 67 et 70.