Des institutions-partenaires d’une énonciation créatrice du sujet

Par Virginio Baio

Ce texte de Virginio Baio que nous publions dans ce Zappeur est une version abrégée du texte introductif à la première séquence réservée au RI3 lors de la Rencontre Internationale 2002. Il a été publié dans Les feuillets du Courtil, n°21 que nous remercions pour leur accord à cette publication. Le texte de Virginio Baio marque un temps important de l’histoire du RI3, où, pour la première fois, une simultanée a été consacrée au RI3, dans les Rencontres du Champ freudien à Paris, en 2002, animée par Véronique Mariage, sur le thème : « Sexe sans Œdipe. »

Jean-Robert Rabanel

Comment le sujet psychotique se situe-t-il par rapport au sexe sans l’Œdipe ? Quelles sont les conséquences ? Quelle est la condition de son partenaire en institution ?

Avec l’Oedipe

L’enfant trouve sa place dans l’existence, dans le lien social, à condition, dit Freud, de rencontrer l’Œdipe. Il en sort en héritant, pour les deux sexes, de la même référence : la valeur phallique. La métaphore paternelle, par laquelle Lacan réécrit l’Œdipe, est une « architecture signifiante » faite du signifiant du père, comme Nom, et du signifiant de la mère, comme désir, qui s’applique à une signification inconnue.

Cette métaphore a pour effet « de donner la clé » de cette signification inconnue comme « phallique »[2], comme la norme qui dit au sujet ce qu’il faut faire comme homme ou femme »[3]. Cette clé permet au sujet de s’orienter quant à « la question de son existence »[4] et de son sexe et aussi quant au temps et à l’espace.

 

« Signifiantisation »

Lacan réécrit le phallus en en faisant le paradigme de l’opération de la négativation du corps, par laquelle le corps devient signifiant[5] ; signifiant qui humanise et normalise ainsi le corps de l’enfant[6].

J.-A. Miller propose de ramener la métaphore paternelle,

 Nom-du-Père

--------------------

Désir de la Mère

 

à la « grande métaphore »[7]

Signifiant

-----------

Sujet

 

Comme le corps (le pénis) est élevé à la dignité du signifiant (phallus), de même l’enfant, en tant qu’objet (c’est son statut primordial), est élevé à la dignité d’être « représenté par le signifiant ». Par cette opération d’Aufhebung, le sujet se dote de sa « représentation monolithique »[8], d’un S1, d’une « insigne ».

 

Un manque

Or pour Lacan, le phallus a affaire avec un manque. Il indique justement ce point de manque dans le sujet[9], qui est « la marque invisible que le sujet tient du signifiant », de l’opération de signifiantisation qui introduit dans le corps une domestication de la jouissance en la localisant. Le sujet est ce manque en tant que perte d’objet[10] : il est perdu comme objet de jouissance.

 

L’« extraction de l’objet »

Cette perte d’objet correspond à ce que J.-A. Miller appelle l’ « extraction de l’objet a », qui équivaut à l’inclusion, dans l’objet, de la castration[11]. Castration qui correspond à la signifiantisation lacanienne.

 

I. CONDITIONS DANS LA PSYCHOSE

Conséquences du manque du signifiant

Quels sont alors les effets chez le sujet lorsqu’il y a défaut du Nom-du-Père et, par conséquent, défaut de la signification phallique[12] ? L’échec de la métaphore paternelle est, en réalité, l’échec de la « grande métaphore »[13]. Est ainsi atteinte la possibilité même que le sujet soit représenté par le signifiant[14]. L’enfant alors « devient l’"objet" de la mère, et n’a plus fonction que de révéler la vérité de cet objet »[15].

 

Non-extraction de l’objet

Sans l’opération du père, il n’y a pas pour le sujet ni « extraction de l’objet a », ni inclusion, dans l’objet, du moins de la castration. Dans la psychose, manque l’inclusion dans le corps et dans le savoir d’un moins, du manque : il manque le manque.

Cela non seulement a pour effet la « mort du sujet », mais aussi des effets sur les objets de la pulsion : le « regard devient visible », la « voix émerge comme audible ». Les voix et les regards se multiplient. Les loups du cas de Freud en sont le paradigme[16]. Et cela va de pair avec l’émergence du « tout-savoir » de l’Autre[17].

 

Signifiantisation et corporisation

Pour le schizophrène, qui est la « mesure de la psychose »[18], les deux opérations qui concernent le corps, la signifiantisation et la corporisation[19] n’opèrent pas.

Lorsque l’opération de signifiantisation, qui est le devenir signifiant du corps, n’a pas lieu, le sujet est à la merci d’un « éparpillement et une disparition du signifiant-maître », mais aussi d’une « pluralisation du signifiant-maître »[20].

L’opération de la corporisation, en tant que le « signifiant entre dans le corps » « en morcèle la jouissance, en faisant saillir le plus-de-jouir »[21], relève d’un discours qui inscrit le corps individuel dans le lien social[22].

Dans la schizophrénie le sujet non seulement n’a pas un corps, mais il est un corps. Le corps n’étant pas appareillé par le signifiant, la jouissance alors l’envahit.

Ainsi le sujet psychotique est « hors-norme ». Il doit alors se débrouiller avec ses organes hors de tout « secours d’aucun discours établi »[23]. Pour lui « le mot n’est pas le meurtre de la chose, il est la chose »[24]. Il est « le seul sujet à ne pas se défendre du réel au moyen du symbolique, parce que pour lui le symbolique est réel »[25].

Cependant il s’efforce à une double opération : une opération d’autodéfense et d’autoconstruction[26].

 

Une opération d’autodéfense

Du fait que le symbolique a valeur de réel, tout signe de l’Autre peut prendre pour le sujet valeur de jouissance : pour cette raison, le psychotique annule tout ce qui est signe de l’Autre : il semble ne pas nous entendre et nous voir. Quelque chose se « gèle »[27]. Toute attention de l’Autre qui le vise, n’opère pas, ou l’agresse.

 

Une opération d’autoconstruction

L’opération d’autoconstruction témoigne que le sujet psychotique est dans le langage. En appliquant des battements à son objet (une paille, une chaussure, un papier, par exemple), il essaie de réaliser une construction signifiante (faite d’un plus et d’un moins, ouvrir et fermer). Battements en deux temps appliqués à un objet, ou à son corps ou à un appendice du corps. On pourrait dire que, par ces agissements, le sujet tente une « signifiantisation du corps », c’est-à-dire que le corps soit élevé à la dignité de signifiant.

Mais ce travail de signifiantisation du corps le psychotique l’accomplit seul, sans l’Autre. C’est pour cela que le battement est répétitif, figé, sans fin.

II. COMMENT LE SUJET PEUT-IL S’EN SORTIR ?

Traitement de l’Autre par l’introduction d’un ordre

Le signifiant [du Nom-du-père] est ce qui met de l’ordre dans le monde, ce qui désigne chaque chose à sa place. « En effet ce qui opère le classement, le répartitoire, c’est le discours »[28].

Faute du signifiant [articulé], le sujet psychotique déploie un effort extrême, incessant, à mettre de l’ordre dans l’Autre, à repérer les circuits dans le corps, dans les pensées, à donner à chaque chose et à chaque personne sa place dans le temps.

Face au « désordre » de l’Autre, le sujet essaie d’y introduire un ordre. Cela a pour effet de le pacifier. Mais cette pacification est suspendue à la permanence de cet ordre. Un changement minime, qui surgit chez l’Autre, menace la place du sujet.

Mais le travail du sujet va bien plus loin que l’introduction d’un ordre dans l’Autre.

 

Traitement de l’Autre par l’introduction d’un moins

Du fait que le schizophrène manque du manque, s’impose alors pour lui de faire entrer dans le réel de son corps un moins.

  1. Un « tenant lieu » de ce moins, de ce manque, qui nous intéresse tout particulièrement, est le « se faire fille »[29]. Le pousse-à-la femme n’est-il pas une déclinaison de cette nécessité d'introduire un moins dans son corps et dans l’Autre ?[30] « Faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes »[31]. La « féminisation du sujet »[32] serait-elle une version de ce « moins » ? Le psychotique fait « appel à la castration sous la forme d’une soustraction » qui, ne s’accomplissant pas dans le symbolique, « se réitère dans le réel »[33] dans un « présent éternel »[34], et dans « un infini actuel »[35].
  2. Un autre « tenant lieu » du moins est l’automutilation psychotique. Cette automutilation « représente la pulsion freudienne » où la « phase passive » de la pulsion est en fait « une continuation de l’activité par d’autres moyens »[36]. Les manœuvres d’automutilation du sujet ne seraient-elles pas en vue d’introduire ce moins, ce manque dans le corps ?

 

Traitement de l’Autre par l’élaboration, à partir d’un organe supplémentaire

Face au défaut du signifiant, le sujet s’appareille alors d’un organe supplémentaire «bizarre et érotisé ». Le schizophrène, du fait que pour lui « jamais le langage n’a pu faire organe »[37] tente alors de rajouter à son propre corps un organe hors-corps.

Le travail du sujet commence donc, par l’élection d’un objet parmi d’autres.

A partir de cet organe supplémentaire ( une chaussure, une bouteille, une moustache, une poupée, par exemples ) il réalise une élaboration originale. N’ayant pas « les semblants de tout le monde, comme le travail, les titres… il doit se les construire »[38]. Faute de la signification standard phallique, il se dote d’une signification à lui, non-standard.

Cet organe supplémentaire lui sert de boussole pour créer son élaboration métonymique, ils doit créer ses propres semblants[39]. Cette élaboration métonymique, bâtie à partir d’une chaussure, une bouteille, une moustache, peut avoir une fonction métaphorisante pour le sujet, dans le sens qu’« une certaine articulation de savoir peut fonctionner comme Nom-du-Père »[40]. Par cette élaboration, qui est surtout « une trouvaille, un bricolage », le sujet psychotique localise la jouissance »[41].

 

Élaboration délirante sexuelle

Comment trouve-t-il alors une solution à la position sexuée sans le secours d’un discours établi par la norme phallique ?

Par l’invention d’une élaboration de savoir quant à la sexualité, et cela dans la perspective de la construction de sa « langue privée ». Une élaboration originale peut le sortir d’une impasse ravageante quant à la sexualité et son lien à l’Autre. Elle sort le sujet d’une position d’objet de jouissance, mais surtout lui permet de trouver dans un S1 son point de capiton sans lequel il ne peut s’orienter dans le lien social. Il s’agit d’un S1 grâce auquel le sujet peut « lire le monde », comme l’a dit J.-A. Miller dans son dernier cours sur « Le désenchantement de la psychanalyse ».

Le sujet peut donc répondre à la question de sa position sexuelle à l’intérieur de son élaboration. Élaboration, qui peut prendre les formes les plus originales et créatives comme l’écriture et la création poétique. Il sort ainsi de son égarement, pour se capitonner sous un S1 singulier, inclassable aussi quant à sa position sexuelle.

 

III. AVEC QUEL PARTENAIRE ?

La fonction du partenaire

Le partenaire a la fonction d’assurer le sujet d’une « présence régulière », de porter une « extrême attention au moindre détail », « docile à l’invention du sujet », pour le « soutenir dans le bricolage qu’il met en place pour se défendre de l’Autre jouisseur »[42]. Partenaire qui « ne fonctionne pas comme sujet supposé savoir, mais en tant plutôt qu’il a à apprendre »[43], « lalangue particulière du patient » et qui sait « payer de sa personne pour démontrer qu’un autre peut s’insinuer, s’y plier, et ébaucher, sinon un dialogue, du moins une forme de réponse »[44]. Et cela en deux temps.

Dans un premier temps, ce partenaire « s’insère comme un bon objet, il fait la bonne mère, en accentuant sa benevolentia (bienveillance) ». Dans un deuxième temps, il a à s’inscrire « à une autre place que celle du bon objet », celle du Autre par rapport à l’axe imaginaire »[45].

Ainsi s’agit-il d’« arriver à soutenir le sujet dans la construction de son savoir non-standard »[46] et de s’offrir à ce qu’il se serve de ceux qui l’accompagnent, comme d’un instrument souple et tolérant « à accueillir le patient dans sa singularité, sans le comparer à personne, comme l’inclassable, par excellence ».

 

Le sujet se fait un Autre à lui

Le sujet pourra dès lors se construire un Autre à lui, à sa portée, en se dotant de signifiants réels construits à partir de son Autre réglé.

Essaie-t-il par là une opération de signifiantisation dans le réel, qui implique cependant une certaine « substitution » ? Par cette « substitution » de personnes par leurs objets ou par leurs représentations, ou par leurs tics, ou leur lalangue, ne visent-ils pas à se doter d’un Autre prêt-à-porter, qui soit présent dans son absence ? Ne s’agit-il pas là aussi d’une manœuvre d’un sujet qui « peut se passer de ses partenaires à condition de pouvoir s’en servir ? »

Un partenaire-sinthome

Tous les travaux qui nous seront présentés témoignent d’institutions-partenaires de l’acte du sujet où se produit l’invention d’un élaboration sinthomatique originale. Pour cela, l’institution doit y mettre du sien, aussi en inventant. En inventant un « nouage inédit », une signifiantisation inédite, qui permet au sujet non seulement une présence plus pacifiée, mais aussi un lien à l’autre.

Ainsi le sujet psychotique, par sa création qui véhicule son énonciation inventive et originale, trouve sa place et sa position à partir de la quelle « prendre la parole » et être dans le lien social.

Ateliers, Conseil, ateliers au marché, en voiture, à la toilette, réunions de parole, cahier de bord sont des inventions de l’institution-partenaire qui fonctionnent comme points d’Archimède pour le sujet. Le sujet y fabrique son point d’ancrage, sa clé originale parce que hors-standard. Il y bricole son sinthome, qui fait bord à la jouissance de l’Autre.

Par ce sinthome le sujet peut ainsi s’orienter dans l’existence, dans le sexe, dans le lien à l’Autre, dans le discours.

Pour pouvoir enfin « se passer » de son partenaire-institution, pour courir dans la vie en se servant de sa création, de son partenaire-sinthome.

 

 

 

[1]Laurent É.,  La Conversation d’Arcachon. Cas rares, les inclassables de la clinique, Collection Le Paon, Agalma éditeur, décembre 1997, p. 229.

[2]Miller J.-A., Ib., p. 175.

[3] Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Seuil, 1966, p. 849.

[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, 1966, p. 549.

[5] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événements de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 44-45.

[6] Miller J.-A., « Schizophrénie et paranoïa », Quarto, n°10, février 1983, p. 13-31.

[7] Miller J.-A., La Conversation d’Arcachon, op.cit. p. 182.

[8]  Miller J.-A., « Schizophrénie et paranoïa », Quarto, n°10, février 1983, p. 23.

[9]  Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Seuil, 1966, p. 877.

[10] Miller J-A., « Les divins détails », Cours inédit, séance du 08.03.1989, p. 33.

[11]  Miller J.-A., « Montré à Prémontré », Analytica, n°37, p. 31.

[12]  Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », op. cit., p. 558.

[13]  Miller J.-A.,  La Conversation d’Arcachon. Op. cit., p. 192.

[14]  Miller J.-A., « Schizophrénie et paranoïa », Quarto, n°10, février 1983, p. 13-31.

[15]  Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 373.

[16]  Miller J.-A., « Montré à Prémontré », p. 29-31.

[17]  Ibid, p. 30.

[18]  Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, 44, p. 56-57.

[19]  Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, 23, p. 9

[20] Miller J.-A., « Schizophrénie et paranoïa », p. 30.

[21]  Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événements de corps », p. 58.

[22]  Lacan J., « L’Etourdit », Scilicet, 4, Seuil, p. 31

[23]  Miller J.-A., « Clinique ironique », op.cit. p. 9.

[24]  Ib., p. 8.

[25]  Di Ciaccia A., « Une pratique à l’envers », Préliminaire, 13, p. 11.

[26]  Lacan J., « Conférence de Génève sur le symptôme », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, 5, 1985, p. 20.

[27] La Conversation d’Arcachon, op.cit. pp. 276-277.

[28]  Miller J.-A., « A propos des Structures de la psychose, L’enfant au loup et le président », L’enfant et la psychanalyse, Eolia, pp. 13.

[29]  Ib.

[30]  Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, 1966, p. 566.

[31]   Ib., p. 569.

[32]   Miller J.-A.,  La Conversation d’Arcachon. Op.cit.,  p. 227.

[33]   Ib., p. 228.

[34]   Miller J.-A., Il sintomo psicotico. La Conversazione di Roma, Astrolabio, p. 214.

[35]   Miller J.-A.,  La Conversation d’Arcachon. Op. cit. p. 223.

[36]   Lacan J., « L’Etourdit », pp. 30-31 ; E. Laurent, « Réflexions sur l’autisme », L’autisme, Groupe Petite Enfance, 10, p. 43.

[37]     Miller J.-A., Il sintomo psicotico. op. cit. p. 214.

[38]   Ib..

[39]   Miller J.-A.,  La Conversation d’Arcachon. Op. cit., p.279

[40]   IRMA, La psychose ordinaire, p. 324.

[41]   Ib., p 324 .

[42]   Ib.,

[43]   Ib. p. 323.

[44]   Ib.,

[45]   IRMA, La conversation d’Antibes, opcit. , p. 369

[46]   Miller J.-A.,  La Conversation d’Arcachon. Op.cit. p. 268.