Dora enfant : sexualité et différence des sexes

par Carole Niquet

 

Un cas d’hystérie adolescente bien connu

De Dora, nous avons l’idée d’une jeune fille de seize ans qui rencontre Sigmund Freud à la demande du père, car elle est le trouble-fête de l’infidélité de ce dernier. Il faut donc pacifier la jeune fille dénonciatrice et source d’un désordre dont elle est partie prenante. Généralement, on retient de ce cas des Cinq psychanalyses qu’il est le paradigme de l’hystérie, avec l’identification masculine à Monsieur K. et au père, l’homosexualité envers Madame K., la longue liste des symptômes exemplaires de l’hystérie (la migraine, la dyspnée, la toux, l’enrouement, l’aphonie totale, le mutisme, « humeur dépressive, acrimonie hystérique, et un taedium vitae [1]», le catharre – le fluor albus[2] marquant l’identification au père –, la liste est longue). Le quatuor est étudié par Jacques Lacan pour expliquer la raison de l’échec de la cure menée par Freud qui s’est mépris sur l’objet d’amour de Dora.

La patiente de Freud est une jeune fille, ou plutôt une adolescente. Toutefois, lors des entretiens, ce dernier ne manque évidemment pas de pousser l’enquête jusqu’à l’enfance pour dresser l’étiologie de la névrose. À ce titre, il recueille bon nombre d’éléments dans le récit de Dora en les datant avec une très grande précision. Ce repérage est précieux car il nous permet de percevoir ce qu’il en est d’une névrose en cours de formation. Mais comment appréhender Dora enfant ? Doit-on lire les éléments qui nous sont livrés via le prisme de ce que nous savons de la patiente et de son hystérie, ou devons-nous nous appuyer sur les informations fournies pour ce qu’elles sont en faisant l’effort de ne pas plaquer ce que nous connaissons de son hystérie future ?

Dora est une hystérique assez précoce, ce que nous permettent de déceler les relevés réalisés par Freud. Ce dernier note que « le comportement de cette enfant de 14 ans est déjà complètement et totalement hystérique [3]». L’hystérique est celle qui fait l’homme, en tant qu’elle s’identifie à lui pour adopter son point de vue afin de tenter de saisir ce qu’est la femme. Elle accorde au point de vue de l’homme la possibilité d’un savoir sur La femme. L’hystérique s’intéresse donc à la différence sexuelle. L’identité sexuée de l’hystérique est perturbée. Elle reste au niveau des identifications pour tenter de saisir ce qu’il en est de l’être-femme.

 

La curiosité sexuelle de l’enfant

Il se trouve que, comme les hystériques, mais d’une autre manière, les enfants s’intéressent à la sexualité, à la différence sexuelle qu’ils questionnent et sont particulièrement pris dans des identifications. En fins limiers, ils observent la sexualité animale et se forgent des théories sexuelles dans leurs questionnements sur l’origine. Ils observent aussi les différences sexuelles avec leur lot d’angoisse. Est-ce qu’on va me la couper comme on l’a coupée à la petite sœur qui n’a pas dû être sage ? Est-ce que cela va pousser plus tard ? Serai-je comme papa plus tard ? L'enfant présente une grande curiosité sexuelle, tant sur les pratiques que sur la différence sexuelle. Notons que l’hystérique adolescente qu’incarne Dora ne manque pas d’être intéressée par le sujet, comme on pouvait s’en douter, quitte à essayer d’en constituer un savoir. Madame K. se plaît à être l’initiatrice de Dora sur ce thème, tout en s’en offusquant par la suite (d’après Madame K., Dora « n’avait d’intérêt que pour les choses sexuelles et avait même lu, dans sa maison au bord du lac, la Physiologie de l’amour de Mantegazza et autres livres de ce genre [4]»). Freud note qu’elle détient un savoir sur les pratiques sexuelles en termes de sexe oral entre son père et la dame. Finalement, à la question « Comment le savez-vous ? », Dora ne peut répondre que par une sorte de « Je le sais. » (« Elle savait fort bien, dit-elle, qu’il existait plus d’une sorte de satisfaction sexuelle. Toutefois il ne lui était pas possible de retrouver la source de cette connaissance. [5]») Dora est dotée d’un certain savoir sans doute depuis l’enfance.

 

Dora enfant : une modalité de jouissance hystérique précoce

Dora montre précocement des somatisations hystériques. À l'âge de huit ans, elle présente des « symptômes nerveux[6] » comme la « suffocation permanente[7] », « la toux et l’aphonie[8] ». À douze ans, il s’agit de toux nerveuse et de maux de tête. Généralement, concernant les maladies infectieuses, le frère les contractait, et la petite sœur « prenait la suite avec des manifestations sévères [9]», ce qui peut laisser entendre une identification au frère, même si, évidemment, il est assez courant dans les fratries que les virus passent de l’un à l’autre.

Si l’être sexué se forge dans les conséquences des choix inconscients du sujet, les premières rencontres infantiles avec la sexualité, accompagnées d’effraction de jouissance dans le corps, sont particulièrement importantes puisqu’elles annoncent les modes de jouir du sujet. Freud énonce clairement qu’« il appartient à la nature même de la psychanalyse de ne pas vouloir décrire ce qu’est la femme – ce serait pour elle une tâche difficilement réalisable –, mais d’examiner comment elle le devient, comment la femme se développe à partir de l’enfant aux dispositions bisexuelles[10] ». Il se trouve que l’enfant évoluant vers l’hystérie ne parvient à se défaire d’une incertitude quant à son identité sexuée et ne parvient pas à ce devenir femme. Dès lors, on comprend ce que vise Freud dans sa recherche des modes de jouissance infantiles au regard du devenir sexué du sujet. Dans cette optique, il relève et étudie deux éléments majeurs durant l’enfance de Dora pour tisser ensuite des liens avec la Dora adolescente au symptôme hystérique (mode de jouir hystérique) : le suçotement et la masturbation infantile.

 

Le suçotement

En effet, Dora était « dans ses années d’enfance une “suçoteuse” [11] ». Elle suçotait « son pouce gauche, tandis qu’elle tiraillait en même temps de la main droite le lobe de l’oreille de son frère tranquillement assis à côté d'elle[12] ». On sait que la sphère orale est particulièrement investie chez l’hystérique qui connaît une fixation au stade orale – fixation confirmée puisque Dora ne perdit « jamais vraiment [...] l’habitude de suçoter[13] ». Freud relève aussi que le suçotement est souvent associé à l’hystérie (« C’est là le mode complet d’autosatisfaction par suçotement, que m’ont également rapporté d’autres patientes – devenues plus tard anesthésiques et hystériques[14] »). La sexualité ne tient pas uniquement aux organes génitaux mais à tous les orifices du corps par où circule la pulsion. La jeune Dora s’auto-satisfait donc au niveau buccal tout en excitant, sur un mode masturbatoire, l’oreille de son frère par le tiraillement répétitif.

Cette excitabilité de la zone orale se retrouve, quelques années plus tard, dans l’épisode du baiser déposé par Monsieur K.. Freud note bien que cette scène est à mettre en lien avec le suçotement de l’enfance quand il écrit que les lèvres sont une « zone gâtée […] par le suçotement infantile[15] ». « C’était bien la situation propre à provoquer chez une jeune fille de 14 ans que nul n’avait encore touchée une nette sensation d’excitation sexuelle[16]. » L’excitation se situe au niveau de la bouche ainsi stimulée, alors que ce qui se passe au niveau génital lui inspire du dégoût (« affect[17] » de la vie sexuelle). La sensation de « pression du membre érigé[18] » de Monsieur K. est refoulée. Dora détient donc un savoir sur la satisfaction sexuelle orale depuis l’enfance et peut même le formuler à Freud (« Quand je lui demandai encore si elle voulait dire la mise à contribution dans le commerce sexuel d’autres organes que les organes génitaux, elle dit oui, et je pus poursuivre : c’est qu’elle pensait alors justement à ces parties du corps qui se trouvaient chez elle en état de stimulation (gorge, cavité buccale)[19]. »).

À propos du suçotement, Freud affirme qu’il s’agit d'un « mode complet d’auto-satisfaction [20]», au sens où l’objet qui permet la satisfaction, le pouce, est sur le corps propre de Dora qui connaît une activité précoce de la zone érogène q’est la bouche. Le pouce, tout comme le mamelon de la nourrice[21] est un équivalent à ce que sera plus tard le pénis dans les jeux érotiques. Néanmoins, il ne s’agit pas d’autoérotisme mais plutôt d’une activité sexuelle localisée au niveau de la bouche, autrement dit d’une forme d’activité masturbatoire. Rappelons qu’il y a déplacement du bas vers le haut chez la femme, et plus particulièrement chez l’hystérique, par une analogie et une affinité entre les lèvres du sexe et les lèvres de la bouche. Il s’agit d’une première expérience de jouissance d’organe pour Dora. Comme le souligne Éric Zuliani dans son texte « Être et identité », « une signification s’est établie sur la zone buccale. Autour de cette zone on a donc : la signification, la jouissance et la répétition[22] ».

 

La masturbation

Même si Freud déclare ne pas pouvoir savoir si l’étiologie de l’hystérie de Dora peut être cherchée dans la masturbation enfantine[23], il s’y intéresse fortement. Dora ne fait pas directement l’aveu d’une masturbation infantile. Freud l’appréhende à partir des indices que sont l’énurésie infantile réapparue après ses six ans (« Mouiller ainsi son lit, à ma connaissance, n’a pas de cause plus vraisemblable que la masturbation[24] »), le fluor albus, les « crampes d'estomac [25]» et « L'action symptomatique [ du jeu ] avec l’aumônière [26] ». Comme il le souligne, « Les symptômes hystériques n’apparaissent presque jamais tant que les enfants se masturbent, ils apparaissent seulement dans l’état d’abstinence ; ils sont l’expression d’un substitut de la satisfaction masturbatoire[27] ». On notera aussi la lettre à Wilhelm Fließ du 14 novembre 1897 : « le rôle de la masturbation chez les enfants voués à l’hystérie et l’arrêt de la masturbation lorsqu’elle donne lieu à une hystérie[28] ». Dora connaît donc une « jouissance sexuelle prématurée[29]» dont les « conséquences [sont] l’énurésie, le catarrhe et le dégoût[30] ». Ce qui nous intéresse particulièrement ici est que, dans l’onanisme, le sujet occupe à la fois une position passive et active qui semble bien convenir à l’hystérique : le sujet masturbe et est masturbé. Il s’agit donc, d’une certaine manière, d’une activité bisexuelle, le féminin étant associé à la passivité active et le masculin à l’activité. Nulle surprise, donc, à ce que la jeune hystérique s’adonne à la masturbation. L’hystérique qui fait l’homme ne peut perdre la position masculine en offrant sa jouissance à l’autre. Elle ne veut pas donner son phallus mais bien au contraire souhaite le garder. Il s’agit donc d’un entre-deux, entre position féminine et position masculine, relevant d’une jouissance phallique, jouissance de l’idiot. Par ailleurs, dans l’onanisme, Dora obtient une jouissance d’organe localisée au niveau du clitoris, petit organe érectile du même type que le pénis. Il s’agit de la jouissance phallique, jouissance de l’organe, jouissance solitaire de l’Un-tout-seul.

Somme toute, c’est dans une note de Freud que l’on trouve le fond de sa pensée concernant Dora. Alors qu’il évoque l’identification au père dans le catarrhe et l’identification au frère dans l’énurésie, il précise que l’apparition des symptômes hystériques, donc la cessation de l’onanisme, est un tournant dans l’identité sexuée de Dora : « Cette maladie [l’asthme] constitua chez elle la frontière entre deux phases de la vie sexuée, dont la première avait un caractère masculin, la seconde un caractère féminin[31]. » Freud semble ici passer à côté de l’impasse hystérique en affirmant qu’à l’identification masculine a succédé l’identification féminine. L’hystérique est bien prise dans les identifications, comme il le mentionne, mais ces dernières ne sont pas suffisantes pour établir la position sexuée du sujet. Lacan prolongera donc la recherche entamée par Freud en réfléchissant en termes de jouissance à partir du tableau de la sexuation.

[1] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie », Oeuvres complètes, Psychanalyse, t. VI, 1901-1905, Paris, PUF, 2006, p. 204.

[2] Ibid., p. 257.

[3] Ibid., p. 208-209.

[4] Ibid., p. 206.

[5] Ibid., p. 227.

[6] Ibid., p. 201.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 207.

[9] Ibid., p. 202.

[10] Freud S., «La féminité », Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 156.

[11] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie », op. cit., p. 231.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 210.

[16] Ibid., p. 208.

[17] Ibid., p. 209.

[18] Ibid., p. 210.

[19] Ibid., p. 227.

[20] Ibid., p. 231.

[21] Cf. Ibid., p. 231-232.

[22] Zuliani E., « Être et identité 2ème partie L’épreuve du féminin», site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, 4 novembre 2020, publication en ligne (www.insitut-enfant.fr).

[23] Cf. Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie », op. cit., p. 260.

[24] Ibid., p. 253.

[25] Ibid., p. 257.

[26] Ibid., p. 256.

[27] Ibid., p. 257-258.

[28] Freud S., Lettres à Wilhelm Fließ (1887-1904), Paris, PUF, 2006, p. 356.

[29] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie », op. cit., p. 266.

[30] Ibid.

[31] Ibid., p. 260.