Être et identité

par Eric Zuliani

2ème partie

L'épreuve du féminin

Ne cesse pas de ne pas s’écrire

Avoir et être ne s’apprennent pas uniquement à l’école où se rendent à présent tous ces jeunes : en inclusion. Or, je veux mettre l’accent sur le saut de chaine que représente pour un être parlant, de passer du registre de savoir si on l’a ou pas, à faire l’expérience d’être un homme ou une femme, de se déclarer en s’engageant dans cette expérience. C’est un jeune garçon que j’ai aidé, il y a très longtemps, à abandonner l’idée de se couper le pénis, en lui faisant apercevoir que ce n’était pas tant une affaire de l’avoir ou pas, mais en ouvrant peu à peu avec lui la perspective de ce qu’il voulait être (devenir). Car le manque qu’il voulait faire passer dans le réel, ne concerne plus seulement l’avoir mais aussi l’être, ce qui change tout. Lacan l’indique à sa manière : « Devenir une femme et s’interroger sur ce qu’est une femme sont deux choses essentiellement différentes […] C’est parce qu’on ne le devient pas qu’on s’interroge […] et s’interroger est le contraire de le devenir. [1]». Mais attention, devenir, ce n’est pas à la fin être. Jacques-Alain Miller avait indiqué cela pour le psychanalyste en donnant comme titre aux J38[2] : « Comment on devient psychanalyste » et non « ce qu’est un psychanalyste ». Dans le registre de l’être, c’est le devenir qui prime laissant la question de l’identité toujours incertaine, voie dans laquelle ce garçon a bien voulu s’engager. Dans le registre de l’engagement dans l’être, c’est-à-dire le devenir, on constate plutôt un défaut d’identité : le sujet rencontre un manque symbolique structural cause de cette incertitude. Du coup, la différence des sexes ne cesse pas de ne pas s’écrire. On voit à travers son expérience que ce qu’on appelle la différence des sexes s’institue non pas tant entre filles et garçons – cette différence ce garçon la connaît parfaitement –, qu’entre le registre de la discrimination signifiante et celui d’une expérience de satisfaction insupportable et, faute d’un hors-corps, dans ce cas, dont on envisagerait bien l’ablation.

Le désir plutôt que l’identité

Les identités sexuelles sont des semblants. Hier elles étaient imposées par la civilisation en deux termes : homme et femme. Aujourd’hui, les théories du genre les ont en quelques sorte démultipliées. C’est le pouvoir du signifiant qui permet ça. Or, démultiplier les identités, d’une certaine manière ne fait que prendre la suite des prescriptions civilisationnelles de toujours, des identités d’hier qui étaient réduites à deux : « homme » et « femme », elles sont devenues multiples et procèdent par identification, recouvrant du même coup ce que Lacan appelle « le principe féminin » qui justement ne se confond pas avec le signifiant femme. Lacan n’a pas reculé à affirmer que ce principe soit au fondement d’une institution.

Réduites ou se multipliant, ces identités restent comme venant de l’Autre du langage, ce qui fait dire à Lacan qu’homme et femme ne sont que des signifiants. Mais pour paraphraser sa distinction de 1958 : si le sujet cherche à se faire reconnaître dans l’univers des signifiants, « chercher à faire le bonhomme », comme me confiait récemment un jeune – et il y a en effet une quête d’identité car l’être parlant est toujours en défaut d’identité –, il ne s’y retrouve pas comme être désirant.

Un jeune réalisateur de 26 ans, Luka Dhont dans son film Girl a parfaitement saisi le problème que cela peut poser à un jeune homme pris entre le réel du sexe et le fait qu’il y ait des hommes et des femmes. C’est l’histoire, d’un jeune homme qui veut devenir danseuse et qui entouré d’autres – son père notamment –, qui croient aux identités homme femme, le poussent, avec une terrifiante humanité – Jouis ! –, à devenir une femme. Malentendu dramatique qui conduit le jeune homme coincé entre les significations de l’Autre et ce réel du sexe, à opérer, par une action directe, sur ce réel, à défaut du registre du hors-corps. Ce film si juste sur les types de problèmes que peut rencontrer un être parlant quant au sexe, en peine avec les semblants, a été mal accueilli par les tenants de l’idéologie du genre, y voyant un film contre-productif pour leur combat.

Les trois essais en institution

Pour saisir le type de sexualité qui peut se dire en institution, il faut relire les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud. On peut commencer par les différentes préfaces qui, datées, font apercevoir combien ce livre a fait et fait encore scandale. Freud note qu’on veut bien de la découverte de l’inconscient (le rêve, le refoulement, etc., bref l’inconscient langage) mais de la pulsion, pas question. En lisant les deux premiers chapitres, il apparait quelque chose qui me saute aux yeux à présent : Freud y met à jour une sexualité qui ne contient pas d’emblée la différence sexuelle. C’est une sexualité sans que se pose la question des hommes et des femmes, une sexualité pulsionnelle guidée par la seule satisfaction, à partir d’un corps marqué par le signifiant tout autant qu’agité par cette pulsion. C’est cette sexualité dont il est question bien souvent dans les institutions et qui restent non reconnu car recouverte par la prégnance chez ceux qu’on appelle les adultes d’une sexualité réduite au coït, comme le rappelle Freud.

Sur les aberrations, Freud commence par introduire une distinction entre l’objet sexuel et le but sexuel, notant que la sexualité humaine, au regard de cette distinction, présente un écart à la norme qui serait celle d’un rapport sexuel qui existerait en vue de reproduction. Dans cette partie, il démultiplie les sexualités à commencer par l’homosexualité : elle peut être installée durablement chez un sujet, occasionnelle ou côtoyant une hétérosexualité. De plus la position du sujet peut aussi varier quant à sa sexualité : assumée ou combattue. Cette homosexualité peut apparaître, disparaître. Cette variation est l’occasion pour Freud de préciser sa manière de voir : selon lui, beaucoup d’auteurs se garderaient de rassembler en une seule entité les cas énumérés préférant accentuer les différences plutôt que les traits communs. Pour Freud, « tous les degrés intermédiaires peuvent se rencontrer à profusion, de sorte que la constitution d’une série s’impose. [3]» Freud choisit donc le continum plutôt que la classification par différence, s’appuyant sur l’existence de cette sexualité dont J.-A. Miller nous donne la clé en la qualifiant d’a-sexuée. Dans le fond, on nait sans sexe mais avec une sexualité ! À tel point que Freud aboutit, dans une note en bas de page, à la considération selon laquelle « l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de soi »[4]. Le rapport entre un homme et une femme est aussi un problème et qu’il doit être examiné.

Sur « les déviations quant au but », il continue ce travail de dénormativation en considérant que les perversions sont la vie sexuelle normale des sujets, et en introduisant cette proposition qui reste encore aujourd’hui inouïe : « Les symptômes sont, ainsi que je l’ai déclaré ailleurs, l’activité sexuelle du malade. [5]»

Sur la sexualité infantile il met en lumière une activité pulsionnelle pleinement active, mais curieusement, celle-ci est frappée d’amnésie chez l’adulte qui a oublié l’enfant qu’il fut. Il y évoque l’éducation et lui donne une place surprenante et pourtant si éclairant pour une pratique en institution : elle ne fait qu’accompagner les inhibitions de cette sexualité qui se dressent, mais sans elle, par le truchement du sujet lui-même. C’est par l’exemple du suçotement chez l’enfant que Freud jette une lumière sur un type de jouissance dont la finalité alimentaire est exclue, c’est-à-dire une autre satisfaction[6]. Là aussi l’objet de ce suçotement est indifférent. C’est une manifestation sexuelle pleine et entière qui s’étaye sur la fonction de nutrition, mais s’en sépare : en ce point, Freud met en évidence le point de naissance de la répétition. Une signification s’est établie sur la zone buccale. Autour de cette zone on a donc : la signification, la jouissance et la répétition. Cet exemple peut permettre de déchiffrer les nombreux symptômes dont les jeunes que nous accueillons en institution sont le siège : se tenir, manger, déféquer, entendre, regarder, aucune de ces zones corporelles n’échappent aux nouages symptomatiques qui les habitent, issus bien souvent d’un rejet dans le symbolique qui revient en telle ou telle conduite dans le réel.

Ponctuation

Chez l’être parlant il y a plusieurs manières de considérer la question de la différence concernant la sexualité. D’abord, qu’il y a des garçons et des filles, mais qu’il reste à devenir homme ou femme. Il y a donc une première différence entre l’être sexué et la sexuation comme procès. La seconde différence porte sur l’existence de deux régimes de la sexualité : une a-sexualité dégagée par Freud sous le nom de pulsion partielle centrée sur le corps propre, et une sexualité sexuée qui implique l’autre… à l’horizon ! Cette différence se répercute de la façon suivante : il y a ce qui du sexe passe dans le registre du langage et ce qui du sexe reste inassimilable, produisant manque, vide et trou. Aussi une troisième différence se fait jour : il y a d’un côté le régime de l’identification et de l’autre celui du réel du sexe, du manque, du vide du trou, ce que Lacan appelle le principe féminin.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 200.

[2] 38èmes Journées de l’École de la Cause freudienne, « Comment on devient analyste au début du XXIe siècle », Palais des Congrès de Paris, novembre 2009.

[3] Freud. S., Trois Essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, Édition, p. 41.

[4] Ibid. p. 51, note 1.

[5] Freud. S., op. cit. p. 77.

[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 49.