Être sexué (1)

Par Daniel Roy

 

Chacune, chacun d’entre nous arrive comme être sexué dans un monde d’êtres sexués qui le précèdent et l’accueillent. « Être sexué » est strictement indissociable de notre condition d’être parlant. Ce n’est pas le résultat d’un développement, qu’il soit physiologique, psychologique ou sociologique : c’est là d’emblée, comme un réel incontournable, auquel chacun se heurte, à tout âge.

Ce réel va concerner, dès le départ, plusieurs corps parlants : d’une part, le nouveau-né, d’autre part ceux, ou celle ou celui, qui se déclarent cause de cette venue au monde, qui déclarent que celui-là est issu d’eux. Aujourd’hui, ils sont nommés les parents, ou le parent, terme qui tend à se substituer à ceux de père et mère dans le discours social. Mais dans les jeux et les dessins des enfants que ce soit en analyse ou dans les lieux d’enfance, « maman » et « papa » tiennent toujours le haut du pavé !

Ça commence avec ceux-là

Chacun d’eux en effet a eu à s’avancer dans le monde comme être sexué, à en prendre la responsabilité dans son existence, en se répartissant selon le répartitoire sexuel[1] offert par le discours courant, homme, femme, hétéro, homo, trans (…), chacun à sa façon dans sa rencontre avec l’altérité sexuelle. C’est depuis cette place que chacun d’eux va accueillir le nouvel être parlant qui porte cette marque très énigmatique d’être sexué, marque qui est la trace de l’altérité absolue de sa condition : il est un étranger, un inconnu, voire un intrus. La distinction, « fille » ou « garçon », qui, à la naissance s’opère à partir de la différence anatomique entre les sexes, constitue le premier habillage de cette altérité. Cette « distinction [2]», c’est ce que l’on appelle dans notre moment actuel « le genre ». Le genre ne peut pas être considéré comme une pure construction ou assignation sociale, dans la mesure où cette distinction, ces titres de « garçon » et de « fille », comme « chevalier » ou « princesse », se constituent sous la dépendance de cette répartition entre « hommes » et « femmes », qui ne sont pas des identités stables, mais deux « semblants » qui habillent un choix d’une jouissance liée au sexe, hétérogène aux autres jouissances, à l’âge dit adulte.

Cette « immixtion de l’adulte dans l’enfant [3]» est le ressort de la dimension d’énigme dont est porteuse pour l’enfant l’union, ou la désunion, de ses parents. Mais les parents ne sont pas seulement source d’énigme pour l’enfant, ils interviennent comme ressources de nomination et ressources de semblants, de « mascarade », deux dimensions qui participent à la construction des identifications sexuées.

Vers la sexuation

Partant de l’enfant tel qu’il a été distingué comme garçon ou comme fille, nous avons à nous déprendre de l’idée que cette distinction « native » est « naturelle » ou « culturelle ». Il y a bien sûr des hormones, des gènes, des caractères sexuels primaires ou secondaires, et aussi des idéaux, des « stéréotypes de genre », des normes. Ces divers éléments paraissent indiquer comment on devient fille ou garçon (selon notre anatomie et selon les attentes des autres) mais ils ne disent absolument rien à chacun ou chacune sur ce que ce que c’est qu’être fille ou qu’être garçon, si ce n’est que cela signifie « être d’un sexe » et être confronté au fait qu’il y en a deux. La question qui se pose n’est donc pas « comment devient-on fille puis femme ?» et « comment devient-on garçon puis homme ?», mais comment tenir compte, avec le corps que l’on a, du fait qu’il y a des hommes et des femmes ?[4]

« Avec le corps que l’on a » recouvre trois choses : d’une part cette nomination/distinction reçue de l’autre (« garçon » ou « fille »), d’autre part le corps dans son image incarnée (tout le champ de la parade et de la mascarade), enfin le corps comme traversé par des pulsions qui délimitent des zones de jouissance dans ce corps – zones érogènes – et qui isolent des objets tout à fait étranges qui satisfont à ces jouissances – par exemple le suçotement isolé par Freud comme objet de la pulsion orale.

Dans le temps de l’enfance, il s’agit pour chacun et chacune d’entre nous de se débrouiller de cette faille « native » que constitue le fait d’être sexué, individuellement, mais aussi collectivement, selon deux modalités qui répondent à cette faille entre les semblants avec lesquels nous nous identifions, d’une part, et d’autre part, la jouissance, jouissance de nos biens, de nos maux et de nos mots.

C’est cela que Lacan va appeler « la sexuation ». Ce n’est pas à considérer comme un processus qui serait celui d’un l’individu-type et pourrait faire l’objet d’une observation de l’extérieur, mais plutôt comme une concrétion qui s’opère autour de cette faille, une concrétion qui noue ensemble le corps et les discours dans lesquels le sujet est pris. La sexuation c’est le fait sexuel en tant qu’il s’élabore dans un espace ni physique, ni mental, mais « secret », auquel répond l’inconscient. Cela désigne un lieu où fonctionne un savoir secret, mais secret d’abord pour le sujet lui-même, un savoir qui ne se sait pas et qui fait trou. Le démon de la pudeur, Aïdos [5], surgit à l’approche de ce lieu, et l’affect de honte (Scham) indique qu’il est soudain découvert pour le sujet lui-même.

Et dès l’enfance c’est ainsi qu’il se manifeste, comme un savoir étranger, hétérogène, un savoir qui n’est pas conciliable avec les identifications, avec les significations communes : un savoir symptomatique.

Ainsi, la sexuation n’est pas à entendre comme un moment du développement de l’enfant, digne de l’élaboration d’un nouveau savoir pour le psychanalyste, mais s’affirme avec Lacan comme le mouvement même par lequel le corps parlant se fait à être… sexué.

À suivre : « Être sexué (2) : là où les chemins se séparent »

[1] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n° 40, janv. 1999, pp. 7-27.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 15.

[3] Cf. Miller J.-A., « En direction de l’adolescence » in Interpréter l’enfant, édition Navarin, 2015, p. 194.

[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 34. « L’identification sexuelle ne consiste pas à se croire homme ou femme, mais à tenir compte de ce qu’il y ait des femmes, pour le garçon, qu’il y ait des hommes, pour la fille. »

[5] Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 692.