Femme et transexuelle

*Couverture du livre d'Inès Rau, Femme, paru en 2018 aux éditions Flammarion

 

Par Dalila Arpin

 

« J’ai toujours su que j’aurais dû naître fille […] Je rêvais que quelqu’un était en train de me faire l’amour, un homme, mais dans mes rêves, j’étais toujours une femme ; jamais, jamais je n’étais un homme auquel un autre homme faisait l’amour [1]».

Ce sont les paroles du personnage de Roberta Muldoon, ancien footballeur américain, converti en femme, dans Le Monde selon Garp, de John Irving.

Jacques Lacan a pu dire dans les années 1970 : « pour ce qui est de définir ce qu’il en est de l’homme ou de la femme, la psychanalyse nous montre que c’est impossible. La sexualité est sans aucun doute au centre de tout ce qui se passe dans l’inconscient. Mais elle est au centre en ceci qu’elle est un manque. C’est-à-dire que, à la place de quoi que ce soit qui pourrait s’écrire du rapport sexuel comme tel, se substituent les impasses qu’engendre la fonction de la jouissance sexuelle, en tant qu’elle apparaît comme ce point de mirage dont Freud lui-même donne quelque part la note comme de la jouissance absolue. Et c’est si vrai que, précisément, elle ne l’est pas, absolue [2]».

La trans-identité, le trans-genre 

Dans le langage commun, transsexuel désigne la personne qui, avec ou sans opération, essaie de franchir la barrière de la différence sexuelle pour devenir un sujet appartenant au sexe qui ne correspond pas avec son anatomie de naissance.

« pour accéder à l’autre sexe, il faut réellement payer le prix, celui de la petite différence, qui passe trompeusement au réel par l’intermédiaire de l’organe, justement à ce qu’il cesse d’être pris pour tel et, du même coup, révèle ce que veut dire d’être organe. Un organe n’est instrument que par le truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, c’est que c’est un signifiant.

C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus [du phallus] et non pas en tant qu’organe. […] Sa passion, […] est la folie de vouloir se libérer de cette erreur, l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c'est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié. Le transsexualiste ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel, qui, je l’énonce, est impossible. Il n’a qu’un tort, c’est de vouloir forcer par la chirurgie le discours sexuel qui, en tant qu’impossible, est le passage au réel [3]».

Clinique de la transformation : le cas d’Inès Rau

Née dans le corps d’un garçon, il y a trente ans, Inès Rau, mannequin et actrice, est la première transexuelle à avoir été « playmate du mois » en 2017 dans Playboy. Dans son livre de Mémoires, Femme [4], elle témoigne de son histoire et surtout, de sa transformation en femme.

Elle passe les premières années de sa vie seule avec sa mère dans une relation fusionnelle. Période qui prend fin lorsque sa mère refait sa vie avec un homme qui n’aime pas l’enfant. La naissance d’une petite sœur vient aggraver le tableau. Inès se sent délaissée et exclue. Le sentiment d’abandon est prépondérant : « Je me sentais seul, mal-aimé, de trop. Parfois, je pleurais dans le noir, le soir en m’en dormant. La différence que je portais en moi, sans la connaître, sans la percevoir réellement, mais qui était déjà là, prête à s’exprimer et à s’épanouir, m’isolait encore plus [5]».

Elle témoigne du fait que les représentations masculines et féminines sont un effet de discours : « Je n’avais pas d’hommes qui auraient pu me servir de repère. J’ai rejeté la figure masculine. Inconsciemment, ma commande à l’Univers était faite. Je ne serais pas un homme, mais les hommes feraient tout pour moi. A l’inverse, les femmes de ma famille m’ont toujours semblé admirables [6]», « la force et le courage ont toujours été du côté des femmes […] j’ai constamment vu les hommes comme des êtres faibles et pathétiques [7]». Si la mère manifeste de la tendresse à son égard, le beau-père lance : « Tu vas en faire une pédale… [8]».

L’assomption du sexe ne se fait pas sans reste : « malgré ma sensibilité féminine, j’ai toujours eu un côté garçon manqué [9]». Elle « adorait ce côté libre des garçons [10]» et était « aussi du genre bagarreur [11]». Au fond, elle était « comme une fille qui aime jouer aux jeux des garçons [12]».

Dans la première partie du livre, elle parle de son histoire au masculin, puis, à partir du moment où elle commence à se travestir, au féminin.

Depuis toujours, elle a : « la sensation que ce corps ne ressemble pas à la personne [qu’elle est] à l’intérieur [13]». « j’ai une âme féminine dans un corps masculin [14]», dit-elle. Elle prélève son prénom « d’une fille sublime dans [son] quartier » qui lui ouvre un univers au-delà de sa banlieue. Cette fille a remplacé son prénom maghrébin pour sa bande d’amis. Elle décède des suites d’un infarctus, à cause de l’ingestion des médicaments pour maigrir.

Adolescente, Inès faisait déjà ses premiers rêves érotiques : « Je rêve d’un homme. Cet homme me fait l’amour par devant. [ …]. Je reçois la verge de l’homme à l’intérieur de mon corps, exactement comme un homme et une femme feraient l’amour [15]».

Il commence à travailler comme groom dans les Bains douches. Puis, ça sera Pigalle, où il découvre tout un univers interlope : des drag-queens, des « mères maquerelles [16]» qui l’adoptent comme « fille ». Il apprend le pole-danse, cette danse acrobatique autour d’une barre en ténue légère, dans des cabarets de Pigalle, habillé en femme et se met en scène. La danse est un trait d’identification à sa mère qui en même temps lui permet de ne pas penser[17]. « Drag femme sophistiquée la nuit, garçon manqué le jour [18]» est la formule qui décrit sa vie à l’époque. À dix-sept ans, il entame sa transformation hormonale.

Peu à peu, il commence à envisager de sortir la journée, habillé en femme. Elle rencontre son premier amour, Enzo, qui l’accepte comme elle est, c’est-à-dire, habillée en fille mais ayant encore son organe masculin. Inès continuera à travailler à Pigalle, puis fera carrière à Genève et à Ibiza. Elle tient à préciser qu’elle a toujours gagné sa vie comme danseuse et non pas dans la prostitution. Sa vie est marquée d'évènements extraordinaires et de rencontres flamboyantes avec des milliardaires qui se montrent toujours très gentils avec elle.

Son but est précis : faire des économies pour se faire opérer à Montréal, dans une clinique spécialisée en transformations de genre. La première partie de sa « transformation », lui a procuré un semblant de femme et le recours aux hormones a modifié l’organisme mais des restes subsistent, cependant : l’organe et le nom masculin à l’état civil.

Elle commence par le changement de sexe pour ensuite, obtenir le changement de nom. « J’en ai assez d’être entre deux genres-dit-elle-alors ce voyage [à Montréal, pour se faire opérer] m’emporte une promesse nouvelle : être enfin moi-même [19]». Elle précise que cette « ré-assignation » sexuelle n’est pas motivée par la haine de soi. « Au contraire, il s’agit de l’amour inconditionnel. C’est parce que je m’aime profondément que j’ai décidé de me ré-assigner. C’est un luxe que je m’offre : celui d’être moi, d’être en phase avec mon âme et mon énergie sexuelle [20]».

La transformation 

Elle vit la transformation chirurgicale comme une « seconde naissance [21]». Elle explique l’opération en détail et témoigne de tous les états d’âme qui accompagnent sa transformation. Si elle n’a pas de doute sur le but à atteindre, l’angoisse est cependant au rendez-vous.  Elle pleure beaucoup ; elle est hypersensible[22]. Elle est consciente que l’opération de réassignation la transformera en femme, mais « qu’il y aura toujours du masculin en [elle] [23]».

Pendant l’anesthésie, elle fait « un rêve [24]» : elle tombe dans un trou noir à toute vitesse. Elle est au milieu de l’océan, elle a froid, elle a peur. Elle est « épuisée, terrorisée et à bout de forces [25]». Elle a l’impression d’être entourée de requins. L’angoisse est au zénith. Puis, les requins se transforment en dauphins qui l’escortent. La vue d’une colombe annonce l’heureuse traversée.

Le post-opératoire est difficile. Le gonflement de la zone transformée l’effraie et elle appelle tous les jours sa mère. Pendant deux jours, qu’elle vit comme une éternité, Inès regrette et se pose des questions sur sa décision qui est maintenant irréversible. Elle se rappelle sa fascination pour les castrats et leur voix d’ange. Les gênes passées, elle peut désormais prendre plaisir à se regarder dans le miroir. Elle arrive à parler de son opération dans les termes suivants : « C’est un peu comme si on avait transformé mon pénis d’un coup de baguette magique et qu’on l’avait repositionné à l’endroit du clitoris [26]».

Son angoisse principale ? Perdre du plaisir sexuellement. On lui a expliqué que l’orgasme n’est pas garanti à aucune femme transsexuelle. Pendant la première partie de sa transformation, elle a un plaisir sexuel intense, avec éjaculations. Après l’opération, elle devient autre à elle-même : « Je m’envole, je suis libre, je suis hors de moi [27]». Néanmoins, le plaisir tarde à venir. Finalement, elle l’atteint mais par les mêmes moyens qu’avant l’opération, c’est-à-dire, par frottement. Selon ses propres termes : « peut-être que cette part masculine est encore en moi quelque part. Alors peut-être qu’en jouissant ce jour-là, j’ai joui avec mes deux sexes ? [28]»

Après l’opération, elle a exclusivement une vie en tant que femme, pendant laquelle elle vit une longue histoire avec un milliardaire à qui elle ne révèle sa « transidentité » qu’à la fin, lorsqu’on l’appelle pour faire des photos à Playboy en tant que mannequin « trans ». Car cette vie de femme sans traces d’homme – sa transformation est très réussie-ne lui convient guère. Il y a toujours chez elle une certaine inadéquation, un certain inconfort en tant que femme née dans un corps d’homme, que la chirurgie ne règle pas. « Oui, mon secret me pèse, il me pèse psychologiquement et spirituellement. Je suis déchirée. J’aimerais tout révéler, tout dire à tout le monde. […] Je veux me faire ce cadeau : que l’on m’aime ou on m’apprécie dans toute ma complexité et pas à moitié [29]».

Ce n’est qu’après avoir posé en tant que mannequin trans, qu’elle trouve une identification qui lui convient. La transidentité devient un atout dans le monde de l’image et de la beauté. Elle interprète son époque et se fait symptôme de son temps. Dans une série de photos alphabétiques, à Playboy, elle pose sous la lettre « E », comme évolution. Elle devient une icône du XXIè siècle : la beauté féminine androgyne et décide d’assumer son désir au prix de perdre la relation avec le millionnaire. En devenant la première playmate de l’histoire, elle entend en faire bénéficier d’autres : « ceux qui ont peur de leur transidentité, sont mal à l’aise avec leur corps ou ne s’acceptent pas tels qu’ils sont. Mon histoire leur donnera certainement la force d’avancer et d’aller au bout d’eux-mêmes, sans avoir peur du regard des autres [30]».

Elle fait de son malheur, sinthome : « Je vais faire de ma transidentité une force et devenir un symbole [31]». Elle « se » sublime en faisant de son cas, paradigme de la transidentité.

Elle est sa propre œuvre et, dans ce sens, on peut dire comme le fait Pierre-Gilles Guéguen pour Norrie May Wellby, que Inès Rau a fait une œuvre joycéenne : « Je me suis autorisée à être celle que j’ai toujours été », selon ses propres mots. À l’opération chirurgicale, a suivi, naturellement, le changement de nom auprès de l’état civil. De son nom d’avant, en revanche, il n’y a aucun reste.

Quel est le secret de cette transformation si réussie ?

Nous ne savons pas si elle a rencontré un analyste lui permettant une meilleure acceptation d’elle-même. Mais on peut souligner le rôle de ses proches, qui ont été très soutenants lorsque Inès leur a confié son orientation et son projet. Malgré les souffrances de l’enfance et de l’adolescence, elle a su renouer avec eux et a obtenu l’acceptation non seulement de sa mère, sa grand-mère et sa sœur, mais aussi du beau-père. Elle a le courage d’interroger le désir qui l’a enfantée : est-ce parce que ma mère voulait avoir une petite fille que je me sens femme depuis le début ?

Elle illustre également les propos de Lacan dans la présentation d’un travesti[32] : quand un sujet est déterminé pour se faire opérer, aucune analyse ne saura l’en décourager. Mais, surtout, elle témoigne du fait que la véritable transformation ne s’opère pas uniquement dans le corps et dans l’image. Elle doit avoir un écho dans l’inconscient du sujet. Après l’opération, il a fallu à Inès d’accomplir un travail d’acceptation et d’en faire une trouvaille : devenir une icône trans de son temps, avec une projection dans le lien social (faire cette démarche pour elle et pour les autres, rester dans les annales comme un exemple). Cela montre que si l’opération est recherchée dans le but de réparer une erreur de la nature, comme le disent les sujets concernés, il faut encore que le sujet y mette du sien. La chimie (changement hormonal) et la chirurgie (« le passage au réel », selon Lacan) n’ont pas le dernier mot. Il revient au sujet la tâche de faire un nouveau nouage pour pouvoir mieux vivre sa « transidentité » dans son nouveau corps.

Au fond, Inès Rau sait quelque chose de fondamental : quand on veut devenir une femme (et ceci n’est pas l’exclusivité des trans, ni des homos, mais de tout être parlant qui se situe du côté féminin de la sexuation) on ne pourra jamais devenir « toute femme ». Que devenir femme c’est devenir « pas-toute », ce qui dans son cas se reflète dans la nouvelle nomination qu’elle trouve : femme et transsexuelle. C’est une identité pas-toute, ce qui permet à cet être parlant de ne pas s’enfermer dans une identité unique.

Dans une perspective borroméenne, sa transformation est : imaginaire (se forger une image de femme), symbolique (se donner un prénom de fille) et réelle (l’opération chirurgicale). Sans oublier le rond du sinthome qui noue les trois autres : « icône trans », qui vient faire tenir le nouveau nouage.

Ce cas vérifie la thèse de Lacan - rappelée par Marie-Hélène Brousse dans son texte d’orientation des JI6, « Le trou noir de la différence sexuelle [33] » – les minorités ont la charge des mutations des modes de jouir des parlêtres.

La clinique du passage entre les consistances qu’inaugure la perspective borroméenne nous amène, non pas à interpréter les mutations des modes de jouir du côté du sens, engendré par le binaire signifiant, mais à repérer le trou à l’intérieur du vide. Nous sommes tous en transit entre les consistances. Nous sommes tous des « trans ».

[1] Irving J., Le monde selon Garp, Paris, Seuil, 1980, p. 407.

[2] Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 34-35.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris, 2011, p. 17.

[4] Rau I., Femme, Paris, Flammarion, 2018.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 20.

[7] Ibid., p. 21.

[8] Ibid., p. 22.

[9] Ibid., p. 23.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 28.

[14] Ibid.

[15] Girard Q., « Inès Rau, du genre épanouie », Libération, 23 novembre 2018, p. 30.

[16] Rau I., op. cit., p. 74.

[17] Rau I., op. cit., p. 52.

[18] Ibid., p. 72.

[19] Ibid., p. 155.

[20] Ibid., p. 157.

[21] Ibid., p. 160.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 172.

[24] Ibid., p. 175.

[25] Ibid., p. 176.

[26] Ibid., p. 182.

[27] Ibid., p. 219.

[28] Ibid., p. 226.

[29] Ibid., p. 319.

[30] Ibid., p. 325.

[31] Ibid., p. 326.

[32] Lacan J., « Présentation de malades à l’hôpital de Saint-Anne du 27 février 1976 », inédit, disponible en ligne.

[33] Brousse M.-H., « Le trou noir de la différence sexuelle », 2 mai 2019, publication en ligne (https://institut-enfant.fr/orientation/le-trou-noir-de-la-difference-sexuelle/).