Jouissance pulsionnelle et sexuation

 par Jean-Pierre Denis

 

L’argument de Laura Sokolowsky et Hervé Damase pour la Journée d’étude de l’IE se déplie à partir de la thèse qu’il y a un moment logique où les enfants ont à faire « le choix d’une position sexuée et d’un mode de jouissance ». Ce moment de choix est-il dénué de tout antécédent ? Ou au contraire, sa réalisation ne dépend-elle pas de ce qui précède, en particulier, de la façon dont l’enfant aura pu traiter par des sublimations et des déplacements de type métaphorique ou métonymique, l’exigence pulsionnelle à laquelle il était soumis ?

C’est une question qui m’est venue à propos de certains enfants qui consultent en raison de troubles anxieux devant l’éventualité d’une séparation, à l’approche de la reprise scolaire, ou au moment de l’endormissement.

Bien souvent ces enfants mettent en place dans leur cure une série de dessins de prédateurs type requins, baleines, ou d’animaux préhistoriques type dinosaure ou dragon, autour d’une même thématique, la dévoration. Dans ces constructions, tout ce petit monde passe son temps à se dévorer et à se faire dévorer, et la différenciation sexuelle importe peu.

Ici, c’est l’insistance de cette thématique, par ailleurs classique chez les enfants, qui fait signe que leurs troubles anxieux ne sont peut-être pas sans lien avec cette modalité dévorante d’une jouissance orale fermée sur elle-même.

J’en tire deux enseignements :

D’une part, que les requins, baleines, et tous leurs semblables sont à lire comme des modes de traitement de l’angoisse, « ils contribuent au passage de l’angoisse à la peur », selon la formule de Marie-Hélène Brousse[1]. Autrement dit, les dessins sont leur façon de traiter ce partenaire dévorateur qu’est pour eux leur pulsion orale. L’animal n’étant ici qu’une substitution à ce qui de la jouissance n’est pas soumis à la fonction phallique et à la castration.

Mais d’autre part, la répétitivité de la mise en scène témoigne, elle, d’une fixation de jouissance, d’un trop de satisfaction auquel ils tiennent. Comment alors cette fixation orale par trop encombrante peut-elle céder, sinon en accueillant ce mode de jouir tout en le faisant passer par les défilés du signifiant.

Ainsi lors des séances, si je les laisse dessiner à leur guise, je leur demande tout de même de donner un titre à chacun de leurs dessins, et de l’écrire. Au départ, ça n’est pas sans les déranger, mais lorsqu’ils y consentent ça donne lieu à des échanges, parfois surprenants, telle cette fois où après avoir dessiné une énième scène de dévoration, et alors que l’enfant se plaint de ne pas avoir d’idée, je lance à voix haute un « à table ! » tonitruant dont il s’empare immédiatement avec jubilation ! Je dirais que c’est notre façon d’opposer au silence de la pulsion un jeu de langage qui fait résonner la pulsion sur le mode du witz, ce à quoi les enfants sont très ouverts.

La cure, par le transfert qu’elle inaugure, permet ainsi que ce qui s’exprime sur un mode fictionnel, soit complété de sa reconnaissance par l’Autre, en particulier pour ce qui relève de ce background pulsionnel.

Dans cette perspective, il s’agit que se tempère, au moins en partie, cette « exigence absolue de satisfaction immédiate [2]» qu’est la pulsion, selon la formule de Jacques-Alain Miller, et à laquelle l’enfant donnait corps, pour que désir et jouissance puissent se nouer dans la voie de la sexuation. C’est par là que pourra se mettre en fonction l’articulation symbolique nécessaire angoisse de castration - refoulement, un refoulement dont Freud soulignait combien il se distingue des autres mécanismes de défense : plus efficace et sans pour autant alimenter une névrose de caractère, et laisser le sujet osciller entre les deux pôles de l’angoisse et de la dépression.

Pour répondre enfin à la question de L. Sokolowsky et H. Damase, « Les symptômes actuels qui conduisent les enfants en analyse sont-ils liés au choix problématique de l’identité sexuée ? », je dirais que dans ma pratique, nombre de symptômes confirment que la partie se joue avant, autour de ce que Lacan avançait dès les débuts de son enseignement avec la notion de « subduction narcissique » : à savoir les effets de la mutation du groupe familial assortie de la caducité grandissante de l’autorité du père sur la formation de l’Idéal du moi : une « subduction narcissique de la libido [3]», souligne Lacan, qui se traduit par « une stagnation plus ou moins régressive dans les relations psychiques formées par le complexe du sevrage [4]».

Il nous revient d’en tenir compte pour contrer de la bonne façon ce pousse à la stagnation et à la déstructuration. C’est dans cette perspective que nous devons calculer nos interventions, et c’est un pari, car il s’agit que l’enfant consente à substituer une satisfaction ouverte sur l’Autre, mais limitée, à la satisfaction pulsionnelle fermée sur elle-même mais illimitée de par sa répétitivité. C’est néanmoins au prix de cette « automutilation [5]» selon la formule de Lacan à propos du fort-da, que l’enfant pourra ou non entrer dans les défilés signifiants de la sexuation.

 

 

 

 

 

 

 

[1] Brousse M.-H., « Le loup, le requin, et le crocodile, animaux de compagnie », in Peurs d’enfants, Paris, Navarin, 2011, p. 134.

[2] Miller J.-A., « DSK, entre Éros et Thanatos », Le Point, 19 mai 2011, p. 48.

[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 81.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 60.