La zizanie des zizis

Par Sylvia Fiori

 

Comment la question de la sexuation des tout-petits traverse-t-elle la littérature pour les très jeunes enfants ? Une conversation entre une institution parisienne, membre de la FIPA[1], le CLAP-Passage des tout-petits[2] et des bibliothécaires spécialisées dans la petite enfance nous a enseignés.

Je prendrai deux albums parus en 2010 qui traitent de la sexuation sous le mode de la différence sexuelle et de l’universel phallique. Dans Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ?[3], c’est par le biais de la rivalité imaginaire côté garçon sur la question de l’avoir. Dans Je veux un zizi![4], c’est la revendication phallique d’une petite fille.

Dans son séminaire « De la nature des semblants », Jacques-Alain Miller pose la question de « Comment le pénis - son existence ou son inexistence dans le corps - est-il subjectivé ? [...] il est subjectivé sur le mode de l'avoir, sur le mode d’un j’ai ou sur le mode d’un je n’ai pas. […] Sexuation veut dire subjectivation du sexe. Ce j’ai s'est toujours inscrit comme supériorité, au moins apparente, par rapport au je n’ai pas. C’est une supériorité de propriétaire. Seulement, le propriétaire est toujours menacé par le voleur. [5]»

L’album, Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ? illustre très bien ces propos.

Pour Max, tout bascule le jour où il rencontre Zazie. Avant, c’était simple. Contrairement au petit Hans qui considère au départ que tout le monde, père, mère, garçon, fille, animal est pourvu d’un fait-pipi, Max, lui a bien repéré que le monde est divisé en deux : les « avec zizi », les garçons qui sont les plus forts et les « sans zizi », les filles auxquelles il manque quelque chose et qui sont bonnes à jouer à la poupée et à dessiner des fleurs nunuches. Et il n’est pas question de les mélanger ! Voilà donc un petit personnage qui défend coûte que coûte la domination masculine !

Tel que Lacan le dit à partir de la théorie des ensembles dans le Séminaire XIX …ou pire : « l’universel se fonde sur un commun attribut […] il en résulte tout naturellement ceci, que l’on ne met pas dans un même ensemble les torchons et les serviettes [6]». Mais au sein de la classe des torchons comme celle des serviettes, il peut y avoir des différences entre les éléments. Ce que ne soupçonnait pas Max jusqu’au jour où arrive Zazie ! Et là Max ne comprend pas. Zazie, identifiée aux semblants masculins, joue au foot, grimpe aux arbres plus haut que lui, bref elle aime tout ce qu’aiment les garçons. Pourtant les identifications et les semblants, choix du sujet, ne disent rien sur le sexe. Qu’est-ce que c’est que cette fille ? Y a-t-il une exception ? Max reste dans sa logique phallique. Ce doit être une sans zizi avec zizi ! Il décide d’enquêter pour le prouver.

Un jour, ils se retrouvent tous les deux sur la plage et décident de se mettre tout nu pour se baigner. Et là, Max est bouche-bée. Zazie n’a pas de zizi. « Non, j’ai une zézette » dit-elle. C’est la révélation. Il ne manque rien aux filles. Dorénavant, le monde est divisé en deux : les « avec zizi » et les « avec zézette ». Notons que, pour Max comme pour Zazie, chacun revendique un avoir. C’est le « il y a » qui vient au premier plan. La fille n’est pas démunie, elle aussi a quelque chose. Mais la fiction voile la jouissance de la curiosité sexuelle et rabat la sexualité infantile sur la découverte de la différence des sexes, même si elle laisse percevoir que la sexuation n’a rien à voir avec le sexe biologique et qu’elle concerne le choix d’une position sexuée.

Laura Sokolowsky[7] nous rappelle que ce que Lacan désigne comme phallus imaginaire est un signifiant pris sur l’image corporelle. L’absence de l’organe phallique sur le corps de la fille n’est saisissable qu’à partir du signifiant car c’est dans le champ du langage que quelque chose peut manquer à sa place. Dans le réel, rien ne manque.

Dans l’album : Je veux un zizi, c’est parce qu’elle a bien perçu la différence des sexes que la petite fille revendique d’en avoir un. Elle veut un zizi pour faire pipi debout, pour être plus forte que ses copines qui l’embêtent. Elle ne serait pas obligée d’avoir un gros ventre pour avoir des bébés. A chacune de ces divagations sur avoir le phallus imaginaire, son frère lui renvoie les désagréments du discours commun. D'être vu comme plus fort que les filles parce que garçon, c’est lui qu’on punit. Lui, il voudrait bien avoir des bébés dans le ventre et jouer à être une héroïne. Il est peut-être le « propriétaire » mais, insatisfait, il en voit plutôt les désagréments dans une amorce du déclin côté puissance masculine. Car l’insatisfaction est du côté de l’universel, ce n’est jamais ça. On veut toujours ce que l’autre a.

L’égalité des sexes reste la morale de ces deux fictions qui montrent que la puissance du binaire de l’universel phallique, avec le discours commun sur les garçons et les filles et les semblants qui les accompagnent, demeure toujours actuelle dans la littérature enfantine. Mais, il y a dix ans, le féminisme n’avait pas encore la forme qu’il connaît aujourd’hui.

*image: couverture du livre Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ? de L. Lessafre, Nathan poche, Paris, 2010.

[1] Fédération des Institutions de Psychanalyse Appliquée.

[2] CLAP, lieu d’accueil enfants-parents pour les enfants de moins de cinq ans et leurs parents.

[3] Lenain T., Durand D.  Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ?  Nathan poche, Paris, 2010.

[4] Lessafre L., Je veux un zizi !, Talents hauts, 2010.

[5] Miller J-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 191.

[7] Sokolowsky L., « On s’y range par choix », Zappeur, 9 décembre 2020, www.institut-enfant.fr/zappeur-jie6