Le sujet s’affecte d’un sexe et s’en trouve aphligé
Par Philippe Lacadée
Partie 1
Le 10 novembre 1967, Lacan accepte l’invitation d’intervenir dans le Cercle d’études psychiatriques créé par Henri Ey [1]. On peut dire qu’il ouvre ainsi la voie d’une démarche inter-disciplinaire [2], en venant leur parler de la psychanalyse et de la formation du psychiatre.
Langage et aveu du sujet en tant qu’il s’affecte d’un sexe
Il leur précise que si le langage n’est pas fait pour la communication, il sert à faire le sujet et « on se comprend en échangeant ce que fabrique le langage [3]». Il fabrique aussi le désir. Se démarquant de la psychologie de la connaissance qui prenant appui sur « la science » y trouve sa limite devenant ainsi périmée et hors-jeu [4]. Le sujet dont parle Lacan étant « coextensif au registre de plus en plus élaboré de la science, [...] on peut arriver à donner une théorie complètement différente [...] de ce qu’il en est [...] du désir [5]». Il fait part du fait qu’il est bien loin de penser qu’il en a donné la formulation définitive, tout en précisant qu’il en a donné une formalisation.
En effet, le rapport au sexe de l’être-pour-le-sexe est perturbé par le langage qui vient parasiter ses besoins naturels. Le besoin, pour le sujet, est subverti par le fait que celui-ci est pris dans le langage qui le transforme en demande, en demande d’amour. Ainsi, l’homme paraît-il comme un animal « dénaturé » par le langage, langage qui aliène le sujet à sa demande. L’homme a des symptômes ayant à faire avec le corps, du fait que l’humain est affligé du langage.
Affligé par le langage, le sujet se présente dans l’expérience de l’analyse comme ayant un rapport précis avec la fonction du signifiant où prédomine « une difficulté, une faille, un trou, un manque de cette opération signifiante qui est très précisément liée à l’aveu, l’articulation du sujet en tant qu’il s’affecte d’un sexe [6]». Pour Lacan, le signifiant manifeste « des défaillances électives » à ce moment où « il s’agit que ce qui dit Je, se dise comme mâle ou femelle [7]». Comme il ne peut pas dire ça, cela entraîne le surgissement au niveau du désir « de quelque chose de bien étrange », qui représente ni plus ni moins que « l’escamotage symbolique [...] d’une chose tout à fait singulière qui est très précisément l’organe de la copulation. À savoir ce qui dans le réel est le mieux destiné à faire la preuve de ce qu’il y a un qui est mâle et l’autre femelle. [8]»
Le ratage de ce qui a affaire avec le sexe
C’est pour cela, d’ailleurs, que la sexualité d’un sujet se déplace et se manifeste là où on l’attendait le moins par le biais des pulsions, et que plus tard le sujet se précipite dans l’acte sexuel pour s’avérer tel ou telle, mâle ou femelle, comme pour y déclarer son sexe. L’acte n’est ici que recherche d’un signifiant, et en tant que tel il rate la chose en jeu. Lacan est là très freudien puisqu’il reprend la thèse de Freud dans son Malaise dans la civilisation. Il y a, pour Freud, quelque chose de dérangé dans la sexualité humaine, se manifestant par l’événement du symptôme de façon essentielle pour tous. Tout ce qui a affaire avec le sexe est toujours raté. Le ratage lui-même peut être défini comme ce qui est sexuel dans tout acte humain. Freud note qu’il y a un défaut d’instinct chez l’homme. Cette dénaturation liée à l’inscription de l’homme dans le langage fait de lui un animal malade du sexe. Le langage est donc la cause du trouble sexuel pour le sujet. Ce rapport sexuel, que la biologie écrit chez l’animal, ne peut donc pas exister pour le sujet. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’accouplement chez les humains, cela veut dire que l’homme et la femme ne se reconnaissent pas comme sexués par l’acte sexuel. L’acte sexuel ne permet pas ce « à chacun sa chacune » qui existe chez l’animal. Il ne permet pas, non plus, la subjectivation de son sexe par le sujet. Par contre, il a une jouissance privilégiée que n’ont pas les animaux, que Lacan appelle la jouissance sexuelle, coordonnée à un signifiant unique, le phallus – raison pour laquelle Lacan l’appelle jouissance phallique. Elle est privilégiée non parce qu’elle est meilleure qu’une autre mais parce que le sujet la privilégie dans le sens où elle se coordonne à un manque dont la raison est la présence du phallus comme signifiant du désir.
Une conversation avec des enseignants
J’ai été invité dans un collège [9] en difficulté face à un surgissement de vidéos envahissant, tel un acting out, la scène du collège que ce soit celle où un adolescent se masturbe et envoie l’image à des filles pour les séduire, ou celle de jeunes filles n’hésitant pas à se montrer nues dans leurs vidéos. La réponse du collège fut de leur proposer des cours d’éducation sexuelle s’appuyant sur la science et en même temps de nous inviter pour une conversation. Là il ne s’agit pas de s’opposer mais d’apposer un lieu vide s’ouvrant à une conversation inter-disciplinaire comme le propose le Cien.
La responsable de ces cours fut invitée à notre conversation. Elle nous expliqua ce que l’on pourrait dire ainsi : le sexe pour la science se définit par son lien à la reproduction et par l’idée d’un rapport sexuel programmé par l’instinct, sorte de savoir inné, automatique, lié à un imaginaire emprunté à l’éthologie. Pour la biologie il y a deux sexes repérables par leurs attributs anatomiques d’une part, par les cellules sexuelles ou gamètes d’autre part, ce qui permet d’écrire un rapport sexuel entre gamètes ordonné à la finalité de la reproduction : c’est le sexe « naturel ». Elle n’hésitait pas à leur présenter tout cela par des tableaux et des vidéos.
Il fut question de se déplacer de ce discours établi en desserrant les identifications figées par le discours de la science et deproposer l’abord du sexe à partir du discours analytique d’orientation lacanienne, mettant en évidence un autre réel du sexe que celui de la biologie, que Lacan, à la suite de Freud, abordera à partir de l’inconscient, par les pulsions partielles, puis par la jouissance.
À la place de l’image et de la vidéo, une invitation à la lecture.
Trois articles de Freud, parus dans le volume sur La vie sexuelle nous ont guidés en les lisant grâce à Lacan : « L’organisation génitale infantile » (1923), « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924), « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » (1925).
Dans « L’organisation génitale infantile », Freud met en évidence le primat du phallus en considérant d’abord que le sujet ne naît pas homme ou femme, mais qu’il le devient. Il se sépare là de la biologie et de l’anatomie grâce à l’expérience de la psychanalyse, à ce que les hystériques lui ont enseigné. Il y a donc une sexualisation, que Lacan appellera une sexuation, différente de l’anatomie et due à un processus psychique. S’il y a un organisme qui est sexué, cela ne dit rien de la sexuation du sujet. Freud commence à examiner la condition du garçon, puis il nous avertit, dans « La disparition du complexe d’Œdipe », que pour la petite fille c’est la même chose, pour nous amener à une découverte étonnante de la psychanalyse : dans l’organisation génitale, il n’existe pas deux sexes mais un seul organe, l’organe mâle. C’est ce qu’il nomme le primat du phallus.
Freud s’intéresse à l’ordre d’apparition en scène de ce phallus dont il précise bien que le processus est le même pour le garçon et pour la fille. Freud remarque que cet organe apparaît, entre en fonction par ses sensations, « cette partie du corps facile à exciter, qui se modifie et qui est si riche en sensations occupe au plus haut point l’intérêt du garçon, et assigne constamment de nouvelles tâches à sa pulsion d’investigation [10]».
Le parlêtre et le sujet aphligé du phallus
Lacan dans les années soixante-dix, permet de mettre en évidence de façon nouvelle le rapport du sujet au langage, au sexe et au phallus.
Lacan parlera de l’homme comme « aphligé réellement du phallus [11]» pour bien montrer les chemins divergents entre le garçon et la fille. Le garçon est encombré d’un avoir, marqué par le caractère phallique de cette affliction. La petite fille, comme le dit Freud, d’emblée a jugé, elle est prise aussi dans la logique du phallus.
Lacan va ré-articuler en termes signifiants la phase phallique de Freud, la prééminence du phallus pour les deux sexes et de ce qui est coextensif à cette prééminence du phallus, soit l’existence du complexe de castration : un seul signifiant pour dire le sexe dans l’inconscient, le phallus, qui prend ainsi valeur universelle. Il définit alors la castration par la formule suivante : c’est l’opération réelle introduite de par l’incidence du signifiant quel qu’il soit, dans le rapport au sexe. Ainsi, Lacan suivant Freud met au centre de la répartition des êtres sexués la fonction phallique en tant qu’elle donne la clé de la signification du phallus, laquelle se décline, face au manque, dans l’être ou avoir le phallus.
Avec Freud on saisit comment le sexe vient au sujet, comment se manifeste le sexe du parlêtre[12]. Comment, à partir de la mise en place de la logique du primat du phallus, Freud mettra en évidence la découverte de la différence des sexes, soit le registre de l’avoir ou pas, pour aboutir au moment décisif de la disparition du complexe d’Œdipe, à sa conséquence la découverte de la castration, C’est là où Lacan met en évidence, dans les années soixante-dix, le tableau de la sexuation. [13]
C’est en ce point que le jeune Maxime est en panne, quand il me dit, lors d’une conversation avec des élèves de CE2 : « Un garçon ça peut pas être enceinte, s’il était enceinte ça serait un homosexuel ; ça veut dire qu’il est amoureux d’un autre garçon, il aime un autre garçon. Ça peut arriver quelquefois, je ne sais pas. Non, c’est les filles qui sont enceintes, elles font l’amour avec un garçon et après ils ont un bébé. Si un garçon fait l’amour avec un autre garçon, il est enceinte, pour pas être enceinte, il n’aime pas un autre garçon. En vrai, les garçons s’ils ne peuvent pas être enceintes, moi, j’en sais rien, il faut demander à un prof qui sait tout. Tu n’as qu’à savoir, toi aussi. Puisque tu es plus grand que moi, tu dois savoir s’il n’y a que les filles qui peuvent avoir des enfants. »
Ce n’est pas, ici, le pansexualisme cher à Jung dans le sens où tout se rapporte au sexe, mais la question est d’examiner comment, de façon contingente, le sujet rencontre un drame qui le divise, dont Lacan précisera que le sujet en reçoit un « écartèlement pluralisant [14]» d’où surgit le symptôme.
[1]Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », 10 novembre 1967, inédit.
[2]Cf. le Cien et ses laboratoires inter-disciplinaires, sur le mode de conversation.
[3]Lacan J., op. cit.
[4]Cf. Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », op. cit.
[5]Ibid.
[6]Ibid.
[7]Ibid.
[8]Ibid.
[9]Collège Henri Brisson à Bordeaux.
[10]Freud S., « L’organisation génitale infantile », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 114.
[11]Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « R.S.I. », leçon du 11 mars, 1975, inédit.
[12]Lacan J., « Conférence de presse à Rome », le 29 octobre 1974, parue dans les Lettres de L’École freudienne, n°16, 1975, p. 6-26.
[13]Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
[14]Lacan J., « Du “Trieb” de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 853.