L’Énigme du Sphinx

par Vilma Coccoz

 

C’est le titre de l’un des chapitres des Trois Essais sur la théorie sexuelle consacré à la sexualité infantile, où Freud avance dans ses découvertes, inaugurant une nouvelle façon de comprendre et de travailler avec les enfants, tel que le dit Jacques-Alain Miller, non seulement comme êtres de jouissance, mais aussi comme êtres de savoir, un savoir authentique digne de respect[1].

Pour Freud, la curiosité infantile ne se réveille pas spontanément : « Ce ne sont pas des intérêts théoriques mais des intérêts pratiques qui mettent en branle l’activité de recherche chez l’enfant [2]». Ce « premier, […] grand problème de la vie [3]» surgit tel un aiguillon devant la menace de ses conditions d’existence, que suscite l’apparition réelle, ou suspectée, d’un frère, et la crainte des conséquences que cela pourrait engendrer, invitant à méditer sur la provenance des enfants. Au début, le sujet ne s’occupe pas de la différence des sexes, laquelle est acceptée sans « rencontrer d’opposition ni soulever de questions [4]».

La question « d’où viennent les enfants ?[5] » donne une forme à l’énigme qui entoure l’origine de l’être dans le champ du symbolique, pour laquelle manque une réponse universelle. Freud compare cette question à celle du Sphinx de Thèbes qui, selon le grammairien Aristophane de Byzance, s’énonce ainsi : « Il existe sur terre un être pourvu d'une seule voix, qui a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir. C’est le seul qui change son aspect parmi tous les êtres qui bougent sur terre, dans l’air ou dans la mer. Mais quand il marche sur plus de pieds, alors la mobilité de ses membres est beaucoup plus faible [6]».

D’après le mythe, des notables de Thèbes avaient succombé parce qu’ils n’avaient pas réussi à répondre à la question incarnée par cet être ambigu, jusqu’à ce qu’Œdipe, maudit avant même que d’être né, ne s’adresse au Sphinx en ces termes : « Écoute, même si tu ne le veux pas, muse du mauvais présage des morts, ma voix, qui est la fin de ta folie. Tu as parlé de l’homme, qui quand il rampe par terre, au début, il naît d’une femme comme un quadrupède sans défense, et, en vieillissant, il s’appuie sur une canne comme sur un troisième pied, portant son cou plié par la vieillesse [7]».

Lacan nous apprend à voir dans le sphinx cet être fait de deux mi-corps une illustration d’un mi-dire, en filigrane, à travers lequel se formulait au peuple de Thèbes la question de la vérité, restée en suspens jusqu’à être supprimée par celui qui tombait dans son piège, car « qui sait ce qu’est l’homme ? [8]». Il ignore que sa réponse anticipe son propre drame, lui, Œdipe, connu pour ses pieds enflés, appartenant à une « lignée [qui], se distingue justement […], de ne pas marcher droit [9]». Le malheur refera surface et sera deux fois plus grand pour Thèbes, en « le frappant dans son ensemble sous cette forme ambiguë qui s’appelle « la peste [10]».

La vérité se rejoue ainsi dans la tragédie pour celui qui n’est pas parvenu au trône par la voie légitime de la succession[11], mais par le biais d’un choix qu’a fait de lui un maître prétendant clore la question par une réponse universelle. Retour de la vérité, « à la fin il lui arrive ceci, non pas que les écailles lui tombent des yeux, mais que les yeux lui tombent comme des écailles[12]», selon les mots de Lacan. La logique qui noue le mythe à la tragédie nous enseigne sur la façon de traiter les enfants et leurs énigmes, et nous avertit du prix à payer quant aux pestes qui peuvent se déchaîner lorsqu’on tente d’imposer une réponse universelle à ces questions existentielles.

Dans son élaboration des questions sexuelles infantiles, le sujet y « met le corps », c’est pourquoi elles résistent à toute « illustration objective ». Et celui qui prétend exercer son autorité en essayant de les démentir s’érigera comme imposteur[13]. Elles ne sont pas le fruit d’un caprice, insiste Freud, chacune d’elles renferme « un fragment de pure vérité [14]» car elles se lient aux pulsions, ce qui explique que le sujet y tienne autant. La pensée n’est pas neutre, elle n’est pas le résultat d’une connaissance du monde. Lacan, paraphrasant Aristote, en offre la version analytique : « l’homme pense avec son objet[15] ».

Freud établit un parallèle entre les théories sexuelles infantiles et les « géniales[16] » constructions des adultes, dans lesquelles il voit comme des tentatives de résoudre les problèmes universels mettant la pensée au défi et dont « On croit percevoir l’écho […] dans un grand nombre d’énigmes des mythes et des légendes [17]». Bien que ces efforts se heurtent à une difficulté, - l’absence de représentation du rapport sexuel [18]- , impasse qui conditionne leur « échec typique », Freud fait valoir que l’on ne peut minimiser leur importance subjective : passée la première désillusion, les recherches se poursuivent, de façon « solitaire ; elles représentent un premier pas vers l’orientation autonome dans le monde [19] ».

Même si la conclusion à laquelle le sujet parvient peut être satisfaisante, son insuffisance en tant que réponse universelle resurgira à l’occasion des moments cruciaux de la vie. Cette insuffisance trouvera à se formuler dans l’urgence, à l’instar de celle que vivent les dits « migrants » qui survivent dans des camps de réfugiés syriens et qui réclament à cor et à cris que leur humanité soit prise en compte. Un écho à l’appel suscité par la question d’Arlequin, ce personnage de l’opéra l’Empereur de l’Atlantis, de Viktor Ullmann : « Suis-je un homme ? À quoi ressemble un homme ? ».

 

 

Traduit de l’espagnol par Silvana Belmudes Nidegger

Révisé par Dominique Corpelet

 

 

 

[1]. Cf. Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfant. Collection de la Petite Girafe, Navarin, 2011, p. 18.

[2]. Freud S., « L’Énigme du Sphinx », Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard Folio Essais, 2005, p. 123.

[3]. Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La vie sexuelle, PUF, Paris, 1985, p. 17.

[4]. Ibid.

[5]. Ibid.

[6]. https://www.tesaurohistoriaymitologia.com.

[7]. Ibid.

[8]. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 140.

[9]. Ibid.

[10]. Ibid.

[11]. En guise de remerciement pour avoir résolu l’énigme du Sphinx, Œdipe a été invité à se marier avec la reine et à prendre possession du trône.

[12]. Quand il a su que c’était lui le criminel dont parlait l’Oracle de Delphes, comme condition pour trouver une fin à la peste, Œdipe s’est arraché les yeux.

[13]. Roy D., « Fictions d’enfance », La Cause Freudienne, no87, 2014, p. 12.

[14]. Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », op. cit., p. 19.

[15]. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 60.

[16]. Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », op. cit., p. 19.

[17]  Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La vie sexuelle, PUF, Paris, 1985, p. 17.

[18]. Face à cette impossibilité structurelle, le sujet va orienter sa recherche en essayant de discerner qui détient le pouvoir. De cette recherche surgit la découverte fondamentale du désir de la mère, assimilé par Lacan avec la bouche d’un crocodile du fait de la voracité que l’enfant peut ressentir face à la certitude de la supériorité de l’adulte.

[19]. Freud S., « L’Énigme du Sphinx », op. cit., p. 127.