L’homme aux loups et les problèmes de sexuation

par Agnès Aflalo

 

Serguei Pankejeff, dit l’Homme aux loups, commence son analyse alors qu’il est déjà adulte. Pourtant Freud limite sa publication du cas aux années d’enfance de Serguei[1]. Le rôle de la sexualité dans la formation des symptômes y est patente et elle confirme le rôle structural de la castration entrevu plus tôt avec le petit Hans. Intéressons-nous donc à ces symptômes infantiles pour voir comment la sexuation vient à cet enfant-là[2].

 

Les symptômes de l’enfance

Les symptômes de l’enfance commencent vers les deux ans du jeune Serguei et prennent fin autour de ses dix ou onze ans. Il s’agit d’abord d’une anorexie intense[3], puis d’un changement de caractère ainsi que de la fameuse phobie du loup, et enfin des symptômes obsessionnels sont associés à des symptômes intestinaux.

Lorsqu’il a environ deux ans, Serguei refuse de se nourrir au point que son entourage craint pour sa vie. Il ne voulait manger que des choses douces, sucrées et sa mort possible l’angoissait. Il était pourtant un enfant doux et docile. C’est pourquoi, ses parents disaient que c’est lui qui aurait dû être la fille et que sa sœur aînée aurait dû être le garçon. Mais, à l’été de ses trois ans et demi, brusquement, il change de caractère pour devenir mécontent, irritable et violent. Il se juge toujours offensé, se déchaîne et crie comme un sauvage[4].

Six mois plus tard, à la veille de son quatrième anniversaire qui a lieu le vingt-cinq décembre, il fait le cauchemar des loups dont il se réveille très angoissé. Il y voit six ou sept loups blancs portant des belles queues de renard, immobiles et assis sur les branches d’un noyer. Ils le regardent fixement. C’est ce regard fixe qui réveille l’enfant en proie à l’angoisse de se faire dévorer par le loup. Sa sœur, qui s’entendait à le tourmenter, s’arrangeait toujours pour lui faire voir l’image du loup qui l’angoissait dans un de leurs livres de contes. Sur cette image, le loup debout avance une patte dont les griffes sont déployées, et ses oreilles sont dressées[5]. Chaque fois que Serguei le voyait, il partait en hurlant, angoissé à l’idée de se faire dévorer par le loup.

Lorsqu’il a quatre ans et demi, sa mère lui raconte l’histoire sainte dans l’espoir d’apaiser ses angoisses. L’entreprise réussit en partie : les angoisses ont en effet disparu, mais elles ont été remplacées par des symptômes obsessionnels. Serguei souffre en effet de ruminations et de doutes sur la personne du Christ. Il ne peut s’empêcher de blasphémer en pensant Dieu-crotte, dieu cochon. Il tente ensuite d’expier les blasphèmes avec un rituel du coucher consistant à embrasser les icones de sa chambre et à faire des signes de croix lui-même et sur son lit afin de ne pas refaire le rêve des loups. Chaque nouveau blasphème, involontaire, le contraint à recommencer le rituel. Il est aussi contraint à un cérémonial de respiration. À chaque fois qu’il croise un mendiant ou un estropié dans la rue, il doit faire un signe de croix et inspirer ou expirer fortement. Précisons que dans sa langue, les mots « souffle » et « esprit » se disent du même signifiant[6]. Vers sa onzième année, l’arrivée d’un précepteur allemand, qui ne croit pas à la vérité de la religion, aura une grande influence sur lui et met ainsi fin à sa piété. Notons que cette nouvelle figure paternelle est bien plus accessible que Dieu.[7]

Les symptômes intestinaux sont contemporains des symptômes obsessionnels et apparaissent à l’âge de quatre ans et demi, soit après le rêve des loups. Il s’agit de diarrhées, de constipations et de douleurs intestinales. Avant le rêve des loups, lorsqu’il arrive à Serguei de souiller son pantalon, il en est plutôt fier, mais après ce rêve, la même incontinence anale engendre une honte intense et un grand effroi[8]. L’angoisse de mort[9] éprouvée est alors si intense qu’il peut formuler : « je ne peux plus vivre ainsi ». Ces mots-là, il les a entendu dire par sa mère alors qu’il avait trois ans et trois mois et qu’elle se plaignait à un médecin de douleurs du bas-ventre et de pertes de sang. Cette plainte culmine dans le phénomène du voile, sensation désagréable d’être séparé du monde par un voile qui ne se lève qu’au moment de la défécation. Alors et pour ce court instant, il se sent de nouveau habité par un sentiment de réalité. Cette série anale des symptômes persiste inchangée toute sa vie et le contraindra à se faire administrer des lavements pour vaincre sa constipation.

Notons que chaque symptôme répond à des questions que l’enfant se pose sur sa sexuation. En effet, la sexuation excède alors la relation sexuelle avec le partenaire de l’âge adulte. Elle comporte dès l’enfance, le choix d’une position sexuée mais aussi un choix d’objet d’amour et un choix de jouissance, ainsi que des indentifications et des fantasmes. Pour en rendre compte, Freud articule le complexe de castration au mythe d’Œdipe. Pour Lacan, ce mythe est celui d’une perte de jouissance (castration) qu’il formalise avec la métaphore du Nom-du-Père puis avec les quanteurs de la sexuation.

 

La sexuation et rapport sexuel

L’anorexie de Serguei doit être entendue comme celle des jeunes filles, c’est-à-dire comme l’indice d’un refus sexuel. Pour cet enfant de deux ans, le refus de se laisser nourrir se rapporte selon Freud au désir de rapport sexuel avec le père. Car les bonbons et les douceurs réclamées par l’enfant doivent être entendues comme les caresses et les satisfactions sexuelles qu’il attend de lui[10]. Le désir s’exprime avec la grammaire de la pulsion orale où Freud situe le premier temps de l’organisation génitale infantile. Mais le rapport du sujet à l’objet a, dérivé de la pulsion, trouve aussi sa place dans le tableau de la sexuation de Lacan. Dès ce premier symptôme, la position sexuée du sujet est féminine et l’angoisse de mort marque un refus de cession de jouissance.

Le second symptôme est la « méchanceté » de l’enfant. La survenue du changement de caractère est provoquée par une tentative de séduction de la sœur. Un jour, alors qu’ils vont ensemble aux toilettes, elle lui propose : « montrons-nous nos popos » et elle joint le geste à la parole. Puis, elle saisit son membre et joue avec en lui disant que sa nurse Nania fait la même chose avec le jardinier, qu’elle le met à quatre pattes sur la tête et saisit ses organes génitaux[11]. L’enfant de trois ans et trois mois éprouve alors ses premières excitations sexuelles. Cette intrusion de jouissance s’articule immédiatement au désir de l’Autre. Le sujet désire se faire toucher aux organes génitaux. Il tente alors d’abord de séduire Nania en se masturbant devant elle, mais, lorsqu’elle le menace d’une blessure de l’organe s’il persiste dans ses pratiques, il se détourne d’elle. Il se fixe alors sur le père. C’est de lui qu’il attend désormais la satisfaction sexuelle. La position féminine du sujet se complète maintenant du choix inconscient du père comme objet sexuel. Cette implication du sujet dans la sexuation est définitive.

Les crises de colère de l’enfant doivent en effet être saisies comme une tentative de séduction à l’égard du père pour obtenir de lui la satisfaction sexuelle recherchée. L’enfant redoutait en effet de se faire battre par le père pour cette méchanceté. L’éprouvé d’une jouissance masochiste[12] soutenue par le fantasme de « se faire battre par le père » répond au désir de « se faire coïter » par le père. La séduction par la sœur a ainsi provoqué une intrusion de jouissance qui fait énigme pour l’enfant. Elle constitue la circonstance d’une question sur le problème de la sexuation. Serguei se demande alors si la perte des organes génitaux est possible. La pensée de la castration l’occupe, mais il n’est pas encore contraint d’y croire (Glauben) ni d’en tirer les conséquences. Il préfère plutôt croire que la vision du sexe féminin de la sœur n’est que le « popo de devant » des filles, c’est-à-dire un derrière[13].

Le troisième symptôme est la phobie du loup. Il répond à la croyance à la castration survenue pendant le rêve. La veille de son quatrième anniversaire, qui était aussi le jour de Noël, Serguei attendait le double de cadeaux. Mais le cadeau qu’il désirait le plus était la jouissance sexuelle attendue du père. Le symptôme, qui est une réponse à la question du sujet sur son être sexué, prend maintenant la forme d’une phobie du loup qui répond en ces termes à la question posée par l’enfant avant le rêve : la perte réelle du pénis est possible et elle est la condition du rapport sexuel avec le père. L’angoisse du loup recouvre désormais l’angoisse de se faire utiliser par le père comme une femme. « Se faire dévorer » par le loup vient à la place de « se faire coïter » par le père comme une femme. Mais le rêve des loups agit aussi après coup comme une nouvelle scène de séduction[14]. Car c’est seulement lors du rêve des loups que la jouissance du regard fait trauma et énigme pour le sujet. C’est là l’occasion d’une nouvelle question quant au problème de sexuation. L’enfant se demande d’où viennent les enfants et si le loup est un être féminin, c’est-à-dire si l’homme peut porter et mettre au monde des enfants.[15]

Les associations du rêve permettent alors de construire le fantasme traumatique qui conditionne la position sexuée du sujet et son choix de jouissance symptomatique. Il s’agit du fantasme de la scène primitive, c’est-à-dire un rapport sexuel des parents dans un coït a tergo à la manière des animaux : la femme à quatre pattes et l’homme débout derrière elle. Freud croit d’abord que l’enfant a réellement vu cette scène de relation sexuelle entre les parents, mais l’incapacité de Serguei à retrouver ce souvenir, alors même qu’il a des conséquences symptomatiques, l’amène à conclure qu’il s’agit d’un fantasme.

Le rêve réalise le désir du rêveur d’être la femme du père et d’obtenir de lui la satisfaction sexuelle. En effet, lors du rêve, le sujet s’est identifié à la mère du fantasme à qui il envie le rapport sexuel avec le père. Il construit alors un savoir-faire la femme avec l’homme. Comme dans ce fantasme, le sujet occupe la position de la femme assise à quatre pattes et le père debout derrière lui donne satisfaction[16]. Mais ce père, à qui la phobie a substitué le loup debout [17] exige désormais une cession de jouissance qui était jusque-là sans limite. Or l’angoisse du regard des loups ainsi que l’angoisse de dévoration qui le réveillent du rêve indiquent que ni l’objet scopique ni l’objet oral ne parviennent à constituer un bord à cette jouissance. Le sujet reste donc aux prises avec une jouissance illimitée qu’un Autre méchant, le loup debout, veut lui prendre en le dévorant. Autant dire qu’il se sent persécuté par l’objet de son rêve. C’est là le prix à payer pour faire exister le rapport sexuel. En effet, le rejet symbolique du père et de la castration relève ici d’une forclusion, Verwerfung. Avec cette forclusion, le choix du côté femme de la sexuation comporte une jouissance illimitée. Elle se manifestera comme un « pousse-à-la-femme » lors des épisodes paranoïaques dans sa vie d’adulte[18]. Mais dès l’enfance, ce refoulement forclusif aura pour conséquence que le nouveau savoir acquis sur la différence sexuelle n’exercera plus aucune influence dans le problème de la sexuation[19]. Si le rejet forclusif implique que l’organe pénien n’est pas élevé à la dignité du signifiant phallique, il n’intervient plus dans la sexuation. Pourtant l’enfant n’en reste pas à une simple Verwerfung. Comme en attestent les deux autres symptômes infantiles, il va aussi défendre son intégrité narcissique désormais menacée, ce qui l’amène à de nouveaux arrangements dans le problème de la sexuation.

Mais remarquons encore que le rêve des loups n’a pas seulement produit une phobie, il a aussi produit, et en même temps, un quatrième symptôme où se découvre un néo-fétiche[20]. Le rêve distingue en effet deux sortes de loups selon qu’ils sont debout ou assis. L’opposition debout/assis qui recouvre la différence sexuelle homme/femme est purement signifiante. Le néo-fétiche lui oppose une sorte de démenti. En effet, ce néo-fétiche ne concerne que les femmes, c’est-à-dire les loups assis. Le rêve précise en effet qu’ils ont de grandes queues de renard ou de chiens de berger. Ce détail atteste que les queues de renard des loups assis sont des compensations de l’absence de queue[21]. Lors du rêve, l’enfant a pris connaissance de la différence sexuelle homme/femme et il l’a rejetée au sens de forclusion. La distinction loup debout/ loups assis de la phobie n’empêche donc pas le sujet d’affirmer pour la seconde fois, et ce grâce au néo-fétiche, que tous les loups, y compris quand ils sont assis, ont une queue – de remplacement le cas échéant.

Autrement dit, le sujet croit d’abord que tous les êtres vivants ont un pénis. Puis, avec la forclusion du Nom-du-Père, il refuse de croire qu’il en existe qui ne l’ont pas. C’est pourquoi l’organe pénien ne devient pas le signifiant phallus et de la sexuation. C’est seulement au titre de signifiant qu’il est possible de le perdre bien qu’il n’existe pas et la présence d’un fétiche indique qu’il est retrouvé[22]. Dans le cas de Sergei, il ne s’agit donc pas d’un fétiche mais bien d’un néo-fétiche puisque, d’une part, le phallus est forclos et, que d’autre part, l’organe élevé à la dignité du signifiant de la sexuation n’est pas le pénis mais plutôt le « popo ». Le popo est ainsi le dernier organe vu juste avant la découverte des organes génitaux féminins. Un arrêt sur image le pérennise comme l’objet qui vient «démentir» l’horreur de la castration de la mère à laquelle le sujet est contraint de croire pendant le rêve des loups. De plus, c’est sur le popo qu’est implantée la queue de renard des loups du rêve assis sur l’arbre. Le souvenir de Groucha, la servante, lavant le sol avec un balais de fagot de verges (Rutenbündel)  indique comment une femme à quatre pattes peut posséder une queue : la condition en est qu’elle doit avoir la même occupation que Groucha. Le popo se situe alors à côté de la verge du fagot. Le déplacement de l’un à l’autre de ces objets procède d’une métonymie et non pas d’une métaphore comme c’est le cas pour le fétiche. Pourtant ce néo-fétiche a la même fonction que le fétiche en ce qu’il devient une condition de jouissance. Il se produit ainsi une poussée-vers-la-femme, car c’est du côté femme que ce garçon trouve un objet dont il peut jouir[23]. En cela, le néo-fétiche fait fonction d’objet a qui cause le désir d’un homme[24]. En effet, une fois devenu adulte, Serguei pourra jouir d’une femme à la condition que, comme Groucha, son occupation la munisse de verges en fagot.

Le nouage de la phobie et du néo-fétiche ont produit des avancées dans le problème de la sexuation qui s’impose à lui : d’abord au niveau d’un certain savoir-faire l’homme, et ensuite au niveau des quanteurs de la sexuation. Récapitulons : le fantasme traumatique de la scène primitive fait exister le rapport sexuel homme/femme. L’implication du sujet le situe côté femme de la sexuation. Mais désormais, il peut aussi occuper l’autre position de ce fantasme et faire l’homme. Ce savoir-faire est soumis à une condition de position : dès l’enfance, son rapport à la langue[25] montre qu’il a le plus grand mal à prendre position, à décider, et en l’occurrence, pour lui, à décider de faire l’homme. Plus tard, dans sa vie amoureuse d’adulte, faire l’homme avec une femme ne sera possible qu’à la condition de se tenir debout derrière elle et de la surmonter dans une position analogue à celle du père avec la mère dans le fantasme. Les décisions de la sexuation étant déjà prises, faire l’homme avec une femme ne pourra se faire qu’en acte. La vie amoureuse de Serguei sera marquée de cette exigence qui se dessine dès l’enfance[26].

Phobie et fétiche déplacent ainsi l’impasse du problème de la sexuation pour tenter de le résoudre. Avant la phobie du loup, le sujet affirme, comme le petit Hans, que tous les êtres humains ont un fait-pipi. Mais cette affirmation universelle se limite à l’être. Elle ne dit rien de son existence de vivant et de sa jouissance illimitée[27]. Avec la phobie du loup, la castration est niée pour tous les humains et c’est désormais l’Autre jouisseur qui existe, qui exige une cession de jouissance. Le néo-fétiche ne peut pas traiter la jouissance, mais il construit une suppléance en forme de sexuation qui ne passe plus par l’organe pénien[28]. La castration est donc toujours niée, mais l’être sexué est défini à partir d’une seconde affirmation universelle : pour tous les êtres vivants il y a un popo et il ne manque à aucun être humain[29]. Autrement dit, phobie et fétiche échouent à limiter la jouissance du sujet. La phobie ne permet pas de construire un bord à la jouissance du regard ou à celle de l’objet oral et le popo érigé en néo-fétiche ne traite pas davantage le réel de la jouissance anale. Les choix du sujet dans le problème de la sexuation font exister le rapport sexuel et le laissent aux prises avec une jouissance féminine illimitée. C’est ce qui rend d’autant plus surprenant les deux derniers symptômes de l’enfance qui font croire au choix d’une norme mâle de la sexuation pour ce sujet.

 

La norme mâle

Les deux derniers symptômes apportent du nouveau dans la logique des jouissances. Identifications et fantasme s’y complètent. Les symptômes obsessionnels font suite à la phobie du loup et mettent fin au changement de caractère. Avec l’identification imaginaire au Christ, favorisée par le hasard de sa naissance un 25 décembre, Serguei repend les questions posées par la sexuation et il apporte de nouvelles réponses. Notons d’abord que la passion du Christ, qui se laisse maltraiter et sacrifier par le père, ouvre la voie à une sublimation de l’amour pour le père dans une piété excessive[30]. En tant que Christ, le sujet a le droit d’aimer le père qui devient Dieu le père.

Mais les ruminations et les blasphèmes montrent aussi que ce nouveau partenaire divin le veut femme. En effet, lors de ses ruminations, l’enfant de quatre ans et demi se demande « si le Christ avait un derrière et s’il avait chié [31] », c’est-à-dire si Dieu peut utiliser sexuellement son fils, le Christ. La compulsion à penser « Dieu-crotte » fait équivaloir Dieu au père et le second blasphème « Dieu-cochon » indique que l’homme peut avoir un enfant. Jusque-là Serguei ne croyait pas que les enfants venaient des femmes. Il accepte de croire qu’elles peuvent aussi en avoir lorsqu’il entend dire que Marie est la mère de Dieu.

Ces symptômes obsessionnels montrent que le conflit inconscient du sujet avec le père est devenu le même que celui du président Schreber[32]. Tout comme lui, Serguei est aux prises avec un Dieu qui exige sa transformation en femme, et il persiste dans le refus de la castration. Mais il est prêt à accepter d’être utilisé comme une femme à la condition que ce devenir femme soit un devenir une mère. C’est ce que réalise l’« acte de faire » pour reprendre cet euphémisme à la langue fondamentale de Schreber. L’objet anal devient alors un équivalent de l’enfant, car tous deux sont des morceaux détachables du corps. Chaque défécation réalise le désir d’être la femme du père en devenant la mère de ses enfants.

Pourtant lorsque Sergei conclut ses ruminations sur le Christ par l’idée que le Dieu qu’il est peut s’épargner la défécation, il indique aussi à quel point il abhorre cette solution qui le contraint à une cession de jouissance. Car alors, il devient « le châtré », à l’image du père malade qui lui a fait pitié. Et il refuse de lui ressembler comme l’atteste la compulsion à expirer fortement à la vue des mendiants et des estropiés. Serguei se demande aussi qui était le père du Christ, Dieu ou Joseph ? Il penche pour Joseph et peut alors se détacher du partenaire divin au profit du père. En effet, le premier exige sa transformation en femme qui passe par une castration réelle. Il lui préfère le second qui se satisfait de sa transformation en mère. L’influence du percepteur allemand qui dévalorise la religion le conforte dans ce nouveau choix amoureux.

La série intestinale des symptômes réalise donc en acte ce devenir mère. Avec chaque évacuation intestinale, spontanée ou contrainte par les lavements, Serguei devient en acte la mère des enfants du père. Inversement, la constipation atteste qu’il refuse la cession de jouissance anale et pour ainsi dire se prive du derrière. Ce faisant, il préserve son intégrité narcissique et fait plutôt valoir la singularité de son identification au Christ produite lors des symptômes obsessionnels. Elle est conforme à son idéal imaginaire d’homme[33], qui, comme lui, s’épargne la défécation.

Ces deux derniers symptômes prennent encore appui sur le fantasme de renaissance qui est aussi une condition de guérison. Freud précise en effet que le fantasme de la scène primitive trouve un point d’arrêt lors d’une évacuation de selle de l’enfant. Cette cession de jouissance pointe une identification avec la mère malade des intestins. Comme elle, Serguei est en proie à une angoisse de mort et se plaint de « ne plus pouvoir vivre ainsi ». Mais la cession de jouissance anale met fin au rapport sexuel qu’il faisait jusque-là exister dans le fantasme de la scène primitive. C’est pourquoi, le moment de la défécation est le seul moment où cette plainte disparait. La cession de l’objet anal vaut comme extraction momentanée de l’objet a. Elle normalise le rapport du sujet à la réalité et il se sent de nouveau vivant et hors de danger.

Les symptômes obsessionnels ont permis à l’enfant de prendre une nouvelle décision dans le problème de la sexuation. Serguei y prend parti pour le père contre Dieu, de la même façon qu’il avait décidé pour le « popo » contre l’absence du pénis[34]. Les symptômes intestinaux constituent en ce sens un évènement de corps. La corporisation du langage fait sourdre la jouissance de l’organe érotisé, le derrière, mais cette érotisation le soustrait à sa fonction de défécation. L’organe présent et absent, du fait du va et vient des constipations, est ainsi signifiantisé, élevé à la dignité du signifiant, et le sujet s’en sert pour résoudre le problème de la sexuation. Nous avons vu comment le néo-fétiche valait comme affirmation universelle que tous les êtres humains ont un popo, mais la négation universelle de la castration connait désormais une exception puisque les symptômes obsessionnels font désormais exister un être d’exception qui en est privé, le Christ[35]. Avec l’évènement de corps intestinal, la pulsion anale parvient à construire un bord à la jouissance avec chaque « acte de faire ».

Ces deux derniers symptômes réussissent le tour de force de rendre compatibles simultanément un devenir homme et une féminisation. Le choix de jouissance féminine, modulé par l’événement de corps intestinal, semble situer le sujet du côté de la norme mâle des quanteurs de la sexuation[36]. Celle-ci comporte deux propositions : une universelle affirmative (UA) et une particulière négative (PN), c’est-à-dire l’exception qui fait consister tout l’ensemble. Seul le second quanteur (PN) traite de l’existence, car il comporte la singularité du choix de jouissance de l’être parlant. Pour qui se range côté homme, on peut écrire : pour tout élément (x) de l’ensemble, la fonction castration Φ fonctionne : (∀x Φx). Et il existe une exception, le père du mythe freudien qui n’est pas soumis à la castration ( ∃ x non-Φ x).

 Pour Serguei enfant, la proposition UA nie la castration pour tous les êtres humains : (∀x non Φ x). Cette affirmation, répétée deux fois, vaut quel que soit l’organe de la sexuation : le pénis ou le popo. Mais les derniers symptômes font consister une exception : un homme comme le Christ qui consent à la « castration » du popo. Ce qui pourrait s’écrire : il existe au moins un x pour qui la castration fonctionne soit : ∃ x Φ x. Mais l’universel et le particulier ne suffisent pas dans la logique de la jouissance, il faut aussi le singulier qui seul fait exister la cession de jouissance en acte[37]. C’est ce à quoi le sujet consent grâce à la réconciliation avec son choix d’être la femme du père en devenant la mère de ses enfants. La position d’exception du Christ équivaut ainsi à la féminisation. Ainsi, pour Serguei, c’est par exception que la castration fonctionne. Elle ne concerne pas l’ensemble des hommes : bien plutôt, chez lui, la négation se déplace du premier au second quanteur. Mais ses choix de jouissance articulent une UA et une PN comme pour le côté homme de la sexuation. Cela s’écrit : ∀x non Φ x et ∃ x Φ x. Si la norme mâle s’écrit ∀x Φ x et ∃ x non-Φ x, cette logique des jouissances de Sergueï donne l’impression qu’il s’agit d’une norme mâle, alors qu’il n’y a pas de faille de la castration pour assurer la complétude de l’ensemble des hommes. C’est pourquoi, la jouissance féminine illimitée peut faire retour lors des déclenchements de sa psychose que nous qualifions de norme-mâle. C’est dire que la version toute de La femme, conforme au choix du néo-fétiche, n’est pas une père-version mais bien une forclusion du Nom-du-père.

La série des symptômes de l’enfance sanctionne ainsi chacun des choix que fait Serguei dans son abord de la sexuation jusqu’à ses dix, onze ans : la position sexuée et le choix d’objet d’amour ainsi que les identifications et les fantasmes. L’événement de corps limite la jouissance une jusque-là illimitée. Si Serguei vivait en 2021, comment déciderait-il de se situer dans le problème de la sexuation : plutôt binaire ou gender fluid ? Déciderait-il qu’il appartient à ce qui est encore pour le moment une majorité hétérosexuelle ou bien pencherait-il plutôt pour l’une des minorités LGBTQIA+ ? Difficile de répondre à sa place. Mais son cas singulier nous enseigne que l’écart entre le sexe biologique et le sexe psychique n’est pas le fait d’une minorité. Le choix de l’être comme sexué se fait dès l’enfance, et c’est, pour chacun, l’enjeu de la sexuation. Ses conséquences se renouvellent tout au long de la vie même, comme les symptômes l’attestent, même si, le plus souvent, ils passent inaperçus dans l’enfance et ne retiennent l’attention qu’à l’âge adulte.

 

[1] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile » (1918) in Gardiner M., L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, Gallimard, 1977.

[2] Cet article fait suite au travail présenté au Séminaire de DEA de J.-A. Miller le 10 décembre 1987 et auquel il a répondu lors des séances suivantes du Séminaire. Mon travail, rédigé quelques mois plus tard, devait être publié dans Ornicar ? n°49, lorsque cette publication a cessé de paraitre. Une version italienne a paru peu après dans la revue La Psicoanalisi n°6, Rome, 1989. La version française a paru dans La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°43, 1999. La réponse de J.-A. Miller a d’abord paru en espagnol dans Clínica diferencial de les psicosis, Instituto del campo Freudiano, 1988. La version française – sans nos échanges – est désormais disponible en français dans La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 72, novembre 2009.

[3] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., pp. 252-255.

[4] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 178. À l’âge adulte, chaque épisode persécutif commence par un brusque changement de caractère. Cf. Aflalo A., « Pousse-à-la femme, Poussée-vers-la-femme, Fuite-devant-la-femme », La Cause du désir, Paris, Navarin/Seuil, n°98, mars 2018, p. 31.

[5] Freud S., «Extrait de l’histoire d’une névrose infantile», op. cit., p. 191.

[6] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 221. L’esprit est à la fois, celui de la Trinité mais il est aussi la sœur. Elle est le mauvais esprit dont il doit se défendre, car elle le précipite dans le pêché. Ce symptôme indique que les disputes avec la sœur réactualisent sans cesse la scène de séduction.

[7] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 223. Voir aussi Mack Brunswick R., « Supplément à l’extrait de l’histoire d’une névrose infantile de Freud » (1928), L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit.

[8] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 229-30 et J.-A. Miller, La cause freudienne, n° 72, op. cit.

[9] Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1965, p. 53. Freud considère désormais que l’angoisse de l’enfant est une angoisse de dévoration et non plus de castration comme en 1918.

[10] Freud S., op. cit., p. 254.

[11] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 182.

[12] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 186.

[13] Freud S., op. cit., p. 256-186.

[14] Freud pense d’abord qu’il a vu cette relation sexuelle à l’âge d’un an et demi. Mais en l’absence du retour du souvenir, il conclura à son statut fantasme.

[15] Freud S., op. cit., p. 256-187.

[16] Il retrouve cette position lorsqu’il se fait administrer des lavements par des hommes.

[17] Il n’y aurait pas eu de symptôme si l’enfant s’était plaint d’avoir peur du père au lieu du loup.

[18] En 1926, lorsque Freud l’adresse à Ruth Mack Brunswick. Puis, lors de la guerre froide. Cf. Obholzer K., Entretiens avec l’Homme aux loups, (1980), Paris, Gallimard, 1981.

[19] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 232.

[20]Freud S., « Le clivage du moi dans le processus de défense », (1938), Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 286.

[21] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », op. cit., p. 192.

[22]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les divins détails », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 8 mars 1989, inédit.

[23] Aflalo A., « Pousse-à-la femme…», La Cause du désir, n° 98, op. cit., p. 38.

[24] Le néo-fétiche se situe du côté femme (côté droit de la sexuation). Celui qui se range côté homme, (côté gauche de la sexuation) va l’y chercher : $->a. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73.

[25] Aflalo A., « Pousse-à-la femme… », La Cause du désir, n° 98, op. cit., p. 36.

[26] Aflalo A., ibid., p. 37.

[27] Elle n’a pas plus de conséquence que les questions posées sur l’être de la licorne. Gloser sur ses qualités ne dit rien de son existence problématique. De même, le quanteur universel se limite à l’être, à l’essence et il ne dit rien de l’existence de l’être parlant concerné.

[28] Le choix du néo-fétiche distingue cette psychose de la psychose de Schreber. Cf. Freud S., « l’Ich-spaltung », in Gardiner M., L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, Gallimard, 1977.

[29] Freud S., op. cit., p. 242. Le souvenir de Groucha en atteste comme nous allons le voir.

[30] Freud S., Ibid., p. 261.

[31] Freud S., Ibid., p. 219.

[32] Freud S., Ibid., p. 236.

[33] La mégalomanie religieuse fait aussi écran à l’humiliation infligée par le père qui lui préférait la sœur aînée.

[34] Freud S., op. cit., p. 232.

[35] Le narcissique fait écran au défaut de l’agalma et de la signification phallique forclose.

[36] Du côté gauche du tableau de la sexuation, Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, op. cit., p. 73.

[37] La logique d’Aristote fait l’impasse sur la singularité. Dans Le Séminaire, livre XX, Lacan montre que seule la logique des ensembles distingue le un comme élément et comme classe.